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Miscellanées

Les insectes d'avant

LES ESCLAVAGISTES ET LES TRIBUS BELLIQUEUSES

Quand on fouille l'histoire des Insectes, on est tout surpris de trouver de si ardentes passions dans de si frêles créatures : la haine les anime, l'appât du butin les dirige. Pour satisfaire ces mauvais penchants, ces animaux se livrent entre eux de sanglantes batailles, ou se transforment en pirates de terre. L'homme traîne à la guerre un pesant cortège d'Éléphants, les Insectes y vont seuls. Les six mille Éléphants que Porus opposait à la marche triomphale d'Alexandre n'allaient au combat que guidés par des chefs expérimentés, tandis que les Fourmis, abandonnées à leurs propres forces, livrent de grandes batailles, et, qui le croirait, y décèlent même une ingénieuse stratégie.

L'instinct esclavagiste est extrêmement développé chez plusieurs espèces de ce groupe. Une lignée de serviteurs zélés est indispensable à leur existence, et pour se les procurer, elles procèdent comme d'effrontés forbans. Des observateurs avaient, depuis longtemps, reconnu que certaines Fourmis en portaient d'autres à leur gueule, pendant leurs pérégrinations, mais on ignorait dans quel dessein. Ce fut Huber qui découvrit ce mystère. Ce sont de véritables enlèvements que ces Insectes opèrent dans l'intérêt de leur république, des razzias d'esclaves exécutées de vive force. Ces flibustiers microscopiques ne vont pas, sur les marchés, vendre leur capture à l'encan mais, comme d'efféminés sybarites, ils s'en font servir et lui imposent tout le travail de l'habitation.

A la tête des plus courageuses esclavagistes, il faut citer la Fourmi roussâtre ou Amazone, dont les expéditions militaires ont été parfaitement observées par les naturalistes de notre époque. On peut jouir du spectacle de celles-ci durant tous les beaux jours de notre saison d'été, tant elles se répètent fréquemment. Les excursions de ces tribus guerrières n'ont qu'un seul objet, dit Hubcr, celui d'enlever des Fourmis, pour ainsi dire encore au maillot, chez un peuple laborieux, et de s'en faire des ilotes qui travaillent pour elles.

Lorsque la Fourmi amazone se met en campagne pour enlever des esclaves, et surtout des Fourmis mineuses qui lui en servent ordinairement, elle y procède toujours avec beaucoup d'ordre. L'excursion commence constamment à l'entrée de la nuit. Aussitôt après être sorties de leur demeure, les Amazones se groupent en colonnes serrées, et leur armée se dirige vers la fourmilière qu'elles vont spolier. En vain les guerriers de celle-ci veulent-ils en barrer l'entrée malgré leurs effort, elles pénètrent jusqu'au cœur de la place, et en fouillent tous les compartiments pour choisir leurs victimes, les larves et les nymphes. Les travailleurs qui s'opposent à leurs rapines sont simplement terrassés, mais elles ne s'en emparent pas, parce qu'ils se prêteraient difficilement à leur joug il ne leur faut que de jeunes individus qu'on puisse y façonner. Lorsque le sac de la place est complet, chaque conquérant prend délicatement une nymphe ou une larve dans ses dents et s'occupe du retour. Ceux qui n'en peuvent trouver, emportent les cadavres mutilés des ennemis, pour en faire leur pâture. Puis, toute l'armée, chargée de butin, et se développant parfois sur une file d'une quarantaine de mètres de longueur, regagne triomphalement sa cité, dans le même ordre qu'elle avait à son départ.

 

Retour des Fourmis après la bataille

 Aussitôt que les jeunes Fourmis arrachées à leurs foyers arrivent à la demeure des ravisseurs, les esclaves qui s'y trouvent déjà, leur prodiguent les soins les plus empressés. Elles leur donnent à manger, les approprient et réchauffent leur corps glacé.

Dans les républiques esclavagistes, conquérants et esclaves finissent par changer de rôle. N'ayant rien de cette vieille féodalité dont l'armure pesait sans discontinuer sur les serfs, les premiers ne développent de courage qu'au moment de la conquête. Aussitôt après avoir déposé leur butin dans la fourmilière, les Amazones se délassent de leurs combats par les délices de l'oisiveté. Mais, bientôt énervés par celle-ci, les ravisseurs passent sous le joug de leur conquête. Leur dépendance est telle, que si désormais on leur enlève leurs esclaves, les privations et l'inaction détruisent bientôt toute la tribu. Ces spoliateurs, si ardents à la curée, se révoltent contre tout travail intérieur ils ne s'entendent qu'à batailler. Incapables de construire leurs demeures ou de nourrir leur progéniture, ce sont les esclaves qui seules se chargent de ce double soin. Si la tribu est forcée d'abandonner une fourmilière trop ancienne ou trop exiguë, elles seules aussi en décident et en opèrent l'émigration. A ce moment, les Amazones semblent même éprouver une honteuse défaillance. Chaque esclave saisit avec ses mandibules un de ses maîtres dégénérés, et le transporte à la nouvelle habitation, comme une chatte porte à sa gueule le petit qu'on a ravi à son berceau.

L'ingénieux Huber voulut déterminer expérimentalement jusqu'à quel point allait la dépendance des deux catégories sociales. Il reconnut bientôt que les chefs, abandonnés à eux- mêmes, étaient absolument dans l'impossibilité de subvenir à leurs besoins, même au milieu de l'abondance. Ce naturaliste, ayant enfermé, avec une ample provision d'aliments, une trentaine d'Amazones, mais sans mettre avec elles aucune esclave, vit celles-ci tomber dans la plus profonde apathie, quoiqu'il eût placé à leurs côtés des larves et des nymphes, pour les stimuler au travail. Toute besogne cessa immédiatement, et les recluses se laissaient même périr de faim plutôt que de manger seules. Déjà plusieurs avaient succombé, quand il vint à l'idée du savant genevois de leur rendre une esclave. Celle-ci se trouvait à peine introduite au milieu des morts et des mourants, que déjà elle était à l'œuvre, donnant la pâture aux survivants, prodiguant ses soins aux jeunes larves et leur construisant des abris. Elle sauva la colonie.

Rien n'est plus incroyable que tous ces faits, et cependant ils ont été constatés avec le soin le plus scrupuleux, soit par le grand historien des Fourmis, soit, plus récemment, en Angleterre, par MM. F. Smith et Darwin. Mais les mœurs extraordinaires de ces Fourmis diffèrent un peu selon les localités qu'elles habitent ou le nombre d'ilotes que possède la fourmilière. En Suisse, Huber a observé que les esclaves travaillent ordinairement à la construction de l'habitation de la tribu, et que ce sont elles qui, comme de vigilantes portières, en ouvrent les issues à l'aube du jour, et les ferment soigneusement quand arrive le soir ou quelque pluie d'orage.

En Angleterre, selon Darwin, la vie des esclaves est beaucoup plus sédentaire qu'ailleurs. Jamais ce savant ne les a vues sortir de la fourmilière, où elles s'occupent simplement des travaux domestiques. Mais cela dépend peut-être, comme il le dit, du plus grand nombre de serviteurs que l'on rencontre dans les tribus de la Suisse, ce qui permet de leur confier une partie de la besogne du dehors.

Toutes les espèces de Fourmis ne se façonnent pas aussi facilement à l'esclavage. Il y en a de toutes petites, et telle est la Fourmi jaune, qui résistent aux Amazones, et, quoique beaucoup plus faibles qu'elles, les terrifient par leur aspect ; le courage supplée à la force. Ainsi, la Fourmi sanguine, qui est une des plus esclavagistes que l'on connaisse, ne s'avise jamais d'aller piller la demeure de la Fourmi jaune, qui combat avec fureur pour défendre ses foyers, sa famille et sa liberté. Cela est si vrai, qu'à sa grande surprise, M. Smith rencontra une petite tribu de cette vaillante espèce qui habitait sous une pierre, tout près d'une fourmilière d'esclavagistes. Là elle savait s'en faire respecter, et même épouvantait l'autre par son attitude belliqueuse.

La conquête des ilotes n'occupe pas seule les tribus esclavagistes ; fréquemment aussi elles se répandent sur les plantes pour y enlever des Pucerons. C'est là leur bétail ; ce sont leurs vaches laitières, leurs chèvres. On n'eût jamais pensé que les Fourmis fussent des peuples pasteurs. Celles-ci sont extrêmement friandes d'une liqueur sucrée que distillent deux petits mamelons que les Pucerons portent vers l'extrémité de leur dos. Souvent on les surprend éparpillées à la surface des végétaux, suçant tour à tour ce fluide sur chaque individu qu'elles rencontrent. D'autres fois, en compagnie de leurs esclaves, elles enlèvent ces Hémiptères et les emprisonnent dans leur habitation, pour les traire plus à leur aise et là ils sont nourris comme de véritables bestiaux à l'étable.

Huber a découvert aussi que les Fourmis sont tellement avides de cette liqueur sucrée que, pour s'en procurer plus commodément, elles pratiquent des chemins couverts qui, de la demeure de la tribu, s'étendent jusqu'aux plantes qu'habitent ces vaches en miniature. Parfois on les voit pousser la prévoyance jusqu'à un point encore plus incroyable. Afin d'obtenir plus de produits des Pucerons, elles les laissent sur les végétaux qu'ils sucent habituellement, et, avec de la terre finement gâchée, leurs bâtissent là des espèces de petites étables, dans lesquelles elles les emprisonnent. Le savant que nous venons de citer a découvert plusieurs de ces étonnantes constructions ; c'est donc un fait irrécusable.

Dans certaines circonstances, les Fourmis se livrent aussi des batailles qui ne paraissent avoir pour cause que des antipathies d'espèces ou de tribus. Les combats des Fourmis ont eu leur historien, on pourrait presque dire leur chantre, car Huber fils les a décrits avec non moins de poésie qu'on en trouve dans les récits homériques ou les strophes de la Thébaïde. On va le voir par le tableau de l'une de ces batailles, que nous empruntons textuellement au savant Genevois.

 

Fourmi allant traire des pucerons

 Celle-ci avait lieu entre deux fourmilières de la même espèce, situées à une centaine de pas l'une de l'autre. « Je ne dirai pas, s'écrie Huber, ce qui avait allumé la discorde entre ces deux républiques, aussi populeuses l'une que l'autre; deux empires ne possèdent pas un plus grand nombre de combattants. Les armées se rencontrèrent à moitié chemin de leur résidence respective. Leurs colonnes serrées s'étendaient du champ de bataille jusqu'à la fourmilière, sur une largeur de deux pieds. Une immense réserve soutenait ainsi le corps de bataille. Dans celui-ci des milliers de Fourmis, montées sur les moindres saillies du sol, luttaient deux à deux, s'attaquant mutuellement à l'aide de leurs mâchoires. D'autres enlevaient des prisonniers, mais non sans de rudes combats, ceux-ci prévoyant le sort cruel qui les menaçait aussitôt leur arrivée dans la fourmilière ennemie. »

Le champ de bataille, qui se développait sur un espace de deux à trois pieds carrés, était jonché de cadavres et de blessés, couvert de venin et exhalait une odeur pénétrante. Çà et là aussi, quelques combats particuliers s'engageaient encore. La lutte commençait entre deux Fourmis qui s'accrochaient par leurs mandibules en s'exhaussant sur leurs jambes. Bientôt elles se serraient de si près qu'elles roulaient l'une et l'autre dans la poussière. Le plus souvent alors les deux athlètes recevaient du secours, et l'on voyait des chaînes de six à dix Fourmis toutes cramponnées les unes aux autres, et tirant en sens inverse les deux adversaires jusqu'à ce que l'un ou l'autre lâchât prise ou fût entraîné par une force supérieure. » A l'approche de la nuit, les deux armées opérèrent leur retraite et rentrèrent dans leurs demeures. Mais le lendemain le carnage recommença avec plus de fureur, et Huber vit la mêlée occuper six pieds de profondeur sur deux de front. L'acharnement des combattants était tel qu'aucun d'eux n'aperçut l'observateur et ne songea à l'attaquer.

In F.-A. Pouchet, L'univers : les infiniment grands et les infiniment petits. Hachette, Paris, 1868

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