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Miscellanées

Les insectes d'avant

Les mouches


Un être aussi léger que le vent, aussi rapide que la pensée, aussi fugitif que le nuage témoin inévitable de nos actions les plus secrètes, partout présent, dans la chaumière du plus pauvre homme et dans le palais des plus grands rois; inséparable compagnon de l'homme qu'il suit, comme le chien, dans toutes les latitudes et dans tous les climats, qui monte sur le cheval du guerrier, s'assied dans la chaise de poste du voyageur, s'embarque sur le vaisseau du marchand; qui est pour l'écolier un passe-temps, pour l'homme grave un importun; pour le Brahme, un fétiche; pour l'oiseau, une proie qu'on chasse de partout, et qui partout revient sans se lasser qui, dans son existence éphémère, se mêle à notre vie, partage nos repas, boit notre vin, couche dans notre lit, et parfois caresse  notre femme; ce génie familier, ce sylphe, dont le bourdonnement anime notre demeure, qui est à l'appartement ce qu'est l'oiseau à la forêt, qui ne demande qu'à vivre, comme tant d'autres, sans rien prendre à l'homme que le rayon de soleil qu'il dédaigne et les miettes qu'il laisse tomber de sa table; ce pauvre petit animal innocent qui n'a jamais fait de mal à personne, et contre lequel on s'acharne si cruellement, la mouche, vient enfin de trouver un défenseur et un historien.
Venez, pauvres petites bêtes; voltigez sans crainte autour de moi, promenez-vous sans façon sur mon papier et grimpez de mes doigts à ma plume; regardez, furetez partout; je n'ai pas de secret pour vous; posez votre trompe partout où vous croirez trouver un de ces atomes de nourriture qui suffisent à votre frêle existence; et pendant que je vous défends contre la méchanceté des hommes, bourdonnez, pour votre vieil ami, l’humble petite chanson que le Créateur vous a enseignée.

*

II n'y a rien de laid ni d'ennuyeux sur cette terre; la tristesse, l'horreur, l'ennui, le dégoût, ne sont pas dans ces mille créatures qui animent le monde; ils sont dans le cœur de l'homme, qui les répand à certains jours sur la nature, comme, à d'autres, sans plus de raison, se plaît à les parer de sa joie passagère. Ne nous hâtons donc pas de condamner certains êtres à la réprobation; regardons-les plutôt avec respect, comme créés par Dieu, qui sait mieux que nous le secret de la vie universelle et quand la religion, la morale et la philosophie nous exhortent à révérer dans la plus humble créature un miracle qui confond notre orgueilleuse intelligence, admirons, aimons tout ce qui a vie et ne tuons pas, car il faut que tout le monde vive.
Soyons donc bienveillants pour ces petits compagnons de notre existence; s'ils nous suivent partout, si leur vie semble attachée à la nôtre, respectons ce lien mystérieux, et, si grands que nous soyons auprès d'une mouche, nous nous convaincrons bientôt que ce parasite, comme nous l'appelons, a, comme nous, un office à remplir dans la vie universelle, et que, plus fidèle que nous peut-être à ses devoirs, il les remplit du moins invariablement, nous donnant par là une leçon à sa manière.
La mouche, en effet, a un rôle dans le monde, et, s'il faut s'étonner de quelque chose, c'est d'en avoir pu douter un seul instant.

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D'abord, comme tout ce qui a vie, elle est un des mille acteurs de ce chœur éternel de la vie et de la mort sans lequel le chaos remplacerait la nature. Absorber nécessairement des particules de matière, les employer à sa vie, puis les rejeter dans le courant éternel pour les reprendre encore; animer de sa vie éphémère l'espace qu'elle parcourt, aimer, se reproduire, être le parasite de certains animaux sans lesquels elle ne peut vivre, nourrir elle-même des parasites attachés à ses flancs, servir de proie enfin aux animaux plus puissants qui ne peuvent vivre que de sa mort n'est-ce pas là à peu près ce que fait l'homme? Hé c'est aussi ce que fait la mouche, et voilà pourquoi Dieu l'a mise sur cette terre.
Outre ces attributs généraux de tout être vivant, la mouche a son rôle spécial, qui consiste à recueillir en tous lieux, dès qu'elle est rejetée par la vie ou abandonnée par la mort, toute parcelle organisée dont le dépôt prolongé pourrait devenir nuisible. Tantôt elle absorbe directement des millions d'immondices microscopiques, tantôt, s'introduisant par essaims innombrables sous la peau des animaux morts, elle y dépose des œufs que la fermentation fait éclore et qui donnent naissance à des légions de vers; ce sont les asticots, larves voraces qui ont bientôt dépouillé un squelette, pour s'endormir chrysalides et se réveiller mouches parfaites, à moins qu'elles ne tombent entre les mains d'un pêcheur à la ligne, qui les empale au bout de son hameçon et en fait un appât irrésistible, sans que jamais le spectacle de leur supplice ait mis les poissons en défiance contre un frétillement pourtant bien suspect.
La mouche ne vit qu'une saison elle naît avec le printemps, et l'automne la voit mourir semblable à l'hirondelle, son apparition est le signal des beaux jours, mais, moins heureuse, le même froid qui renvoie l'oiseau vers de nouveaux printemps, la jette toute glacée dans le gouffre du néant. Car c'est ici le lieu de réfuter une erreur généralement répandue sur le sort final des mouches. Des personnes respectables vous diront gravement que les mouches, quand vient l'hiver, se retirent dans le tuyau des cheminées, pour avoir chaud, c'est spécieux et séduisant, mais ne le croyez pas; ce serait là, pour les pauvres bêtes, un triste expédient, car on ne fait pas de feu la nuit, d'abord, et les mouches, passant du chaud au froid, périraient promptement de pleurésie et puis, on ne fait pas du feu dans toutes les cheminées, et celles où l'on n'en fait pas devraient être tapissées de mouches mortes de froid, ce qui n'a pas lieu.

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Maintenant, que nous savons d'où vient la mouche et où elle va, nous pouvons la décrire, car c'est le meilleur moyen de la présenter au lecteur. Mais pourquoi décrire une mouche ? A quoi bon ? et tout le monde n'en a-t-il pas vu ? On les a vues, mais on ne les a pas regardées. Je vais donc vous apprendre ce que c'est qu'une mouche.
La mouche est un insecte. Ses deux ailes, composées d'un admirable réseau, plus transparent que l'air et plus léger que le vent, lui valent, de la part des naturalistes, le vilain nom de névroptère, qui veut dire volatile dont les ailes ont des nervures. Ces ailes sont en colle de poisson, mais imperméable à la pluie, et d'une espèce qu'on ne trouve pas chez les épiciers. Elles ont, de plus que la colle de poisson du commerce, des reflets irisés qui sont très jolis. Comme couleur, la mouche est un vrai caméléon; à l'ombre elle paraît noire au soleil, elle semble rousse; par un jour gris, elle est comme verdâtre et argentée nous la tiendrons donc pour être d'un noir roussâtre, ou d'un jaune grisâtre. Pourtant, elle est le plus souvent gris foncé, avec barres d'argent. Ces barres sont longitudinales, au nombre de quatre, rangées deux à deux, très apparentes sur le corselet, faciles à suivre, à travers les ailes, sur l'abdomen, quand le jour donne sur le dos de la mouche.
L'animal, comme tous les insectes, est étranglé en trois parties: la tête, le corselet et l'abdomen. La taille et le cou sont un fil noir à peine visible. Le ventre est d'un gris foncé en dessus, jaunâtre en dessous, plus ou moins, suivant l'âge, le sexe et le degré d'obésité de la bête; il est couvert de longs poils fort rudes et formé de quatre ou cinq anneaux suivant qu'on compte ou non le derrière.
La tête est fort jolie; elle se compose de deux gros yeux rouge carmin entourés d'un cercle d'argent qui partage la tête au milieu comme une ferronnière; au milieu de cette ferronnière sont trois jolis petits plumets noirs d'un très bon goût, et qui lui vont à ravir; le derrière de la tête est garni d'un taffetas ciré d'une finesse extrême, dont la surface lisse facilite les mouvements de la tête, en même temps qu'elle préserve le collet des taches de graisse. Une trompe en caoutchouc, munie d'une soupape à faire le vide, s'allonge ou se raccourcit suivant les circonstances.
Cette trompe est l'indice des sentiments de la mouche; elle marque, comme le chien avec sa queue, toutes les nuances de plaisir, de peine, d'inquiétude, de satisfaction, par lesquelles passe son propriétaire. Au vol, la trompe est rentrée, parce qu'elle détruirait l'équilibre. La mouche se pose-t-elle, tant qu'elle est en recherche, elle guette comme un chien de chasse, posant légèrement sa trompe, juste pour toucher le sol; a-t-elle trouvé un comestible, les coups se précipitent d'abord, puis la trompe s'élargit, s'applique sur l'objet à sucer, et la mouche, écartant les pattes, se couche à plat ventre et ne remue plus, buvant à longs traits le liquide invisible. Enfin, l'allongement de la trompe est un caractère constant de l'évanouissement, de l'asphyxie par submersion, de l'empoisonnement; elle est, avec la crispation des pattes, un des signes les plus certains de la mort.
La mouche a six pattes noires, composées de trois articulations principales, dont la dernière n'est qu'une série de petits cornets emboîtés les uns dans les autres et terminée par deux crochets, qui lui permettent de marcher le ventre en l'air ou la tête en bas, aussi facilement que nous sur nos pieds. De ces six pattes, les deux du milieu ne servent que de béquilles et suivent le mouvement des autres. Celles de derrière poussent la machine et enrayent dans les descentes; celles de devant donnent la direction, explorent le terrain, tâtent les provisions qu'on rencontre et agissent surtout dans les montées.
Tels sont les caractères physiques de l'espèce.

Au moral, la mouche est gaie, vive, alerte, capricieuse, imprévoyante, aventureuse, insouciante ne lui demandez pas les affections fidèles, les longs souvenirs, les profonds sentiments, la persévérance; mais si vous aimez ces joyeux ohémiens qui se lèvent le matin sans savoir où ils coucheront le soir, qui n'obéissent qu'à leurs désirs, ne suivent que leur penchant, n'aiment que le plaisir et narguent la misère; si le spectacle de la joie folle, des courses échevelées, des danses frénétiques, de l'amour au vol, a des charmes pour votre cœur, regardez, observez les mouches, et vous verrez tout cela.
La mouche, du reste, a une qualité rare et précieuse elle est d'une propreté exquise. A tout instant, vous la verrez s'arrêter, se dresser ou se pencher et se laver les pattes avec un soin tout particulier; quand ses mains sont propres, elle lisse ses bandeaux, crêpe ses pompons, se décrasse le cou; cela fait, elle se lave les pieds, puis s'essuie les ailes en dessus, en dessous, et se brosse le ventre de tous côtés. Cette toilette, elle la recommence plusieurs fois par heure. Elle est indispensable pour conserver à la surface de son corps ce poli qui lui permet de glisser dans l'air, en même temps qu'elle se débarrasse du poids de la poussière qui la surcharge.
Mais il ne faut pas croire avec quelques personnes que la mouche, en se frottant les pattes de devant, veuille exprimer son contentement, ni qu'en frottant celles de derrière, elle étudie des entrechats; ce sont là des erreurs grossières que l'ignorance et la crédulité peuvent seules admettre.

Et pourtant, comme tout ce qui vit dans cette vallée de larmes, la mouche a ses chagrins et ses malheurs. Mille ennemis béants la poursuivent et l'épient les oiseaux, les araignées, les lézards, les crapauds, les grenouilles, les couleuvres lui font une guerre implacable.
Avez-vous vu une araignée chassant aux mouches ? C'est curieux, mais c'est vraiment horrible, et si les acteurs de ce drame prenaient pour un moment des proportions gigantesques s'il nous était donné de voir l'araignée comme elle apparaît à la mouche glacée d'effroi, nous n'aurions même pas le courage de secourir la victime.
Voyez la pauvre folle elle vole sans regarder où elle va elle tombe dans une toile, se débat; mais ses efforts ne font que l'attacher davantage; dans ses soubresauts convulsifs, elle ébranle la toile au milieu de laquelle se tient le monstre. Dès que celui-ci a compris, aux secousses de son filet, que la mouche est bien prise, il se précipite sur elle, la saisit entre ses pattes, et alors, comme un bourreau soigneux, l'enlace de mil!iers de fils invisibles; la pauvre mouche veut en vain se débattre; peu à peu ses mouvements s'arrêtent, et bientôt, emmaillotée dans une poche étroite, elle est emportée, suspendue à un fil, par l'araignée, qui la tue d'un coup de dent sur l'épaule, et qui lui dévore ensuite les entrailles.
J'ai vu une petite espèce d'araignée de muraille prendre les moucherons d'une manière vraiment surprenante. Le long d'un mur perpendiculaire, elle attache un fil à quelques pouces au-dessus du moucheron elle se recule ou s'avance horizontalement, à une certaine distance du point d'attache, et puis se laisse tomber, décrivant un arc de cercle presque toujours, elle atteint l'insecte, soit par elle-même, soit avec son fil, qui fauche tout l'espace parcouru. Je puis certifier ce fait pour l'avoir vu répéter plus de dix fois de suite par la même araignée.
Les autres animaux, du moins, ne font pas souffrir la mouche. Les oiseaux la prennent au vol, les reptiles, quand elle est posée. Rien de plus curieux, par exemple, que de voir un lézard se jeter sur une mouche; il lui court tout simplement dessus, mais si vite, qu'elle n'a pas le temps de s'envoler.
Et ce ne sont pas là, pourtant, les ennemis les plus redoutables. L'homme, qui l'écrase ou l'emprisonne; l'écolier, qui la torture, sont pour la mouche une menace perpétuelle.
Une jointure de porte, que le vent pousse, une fenêtre, un livre qu'on ferme, un chandelier qu'on pose, une chaise qui se renverse, deviennent autant de machines mortelles où la mouche est écrasée, aplatie, anéantie. Que de fois, en ouvrant un vénérable bouquin, j'ai trouvé de pauvres mouches réduites à l'état de silhouette, et que la main distraite d'un savant des temps passés avait incrustées pour des siècles dans le texte d'un ouvrage inconnu! Une, entre autres, avait péri entre les deux pages d'une dissertation sur le respect dû aux morts et attendait, entre deux feuilles de papier, qu'une main pieuse vînt lui donner les honneurs de la sépulture.
D'autres périssent par le feu. Une bougie les attire elles y volent, et, cédant à la fascination de la flamme, s'en approchent, s'en approchent, et puis on entend Pouff! c'est la mouche qui tombe, toute rôtie, dans le suif ou la bougie; là, elle brûle à petit feu, avec une flamme bleuâtre, en faisant à la bougie ou à la chandelle cette fistule ruineuse qu'on appelle un voleur et qu'on s'empresse d'arrêter en extrayant le cadavre. Le lendemain, on retrouvera la mouche dans la bobèche, elle ressemble à une dragée de suif. Heureuse encore quand elle meurt tout d'un coup; car quelquefois elle se brûle seulement les ailes et les pattes tombe mutilée, se traîne sous un meuble et y périt lentement de regret, de honte et de misère. Elle tombe aussi dans l'huile: là, sa mort est prompte respirant par des trous percés au ventre, et qu'on nomme trachées, elle est asphyxiée promptement par l'huile qui bouche ces conduits.
Enfin, il s'en noie des quantités dans tous les vases et dans tous les liquides possibles. Elles nagent parfaitement, mais ne peuvent pas aborder; une force mystérieuse, infiniment petite par elle-même, mais irrésistible pour la mouche, la repousse sans cesse du bord; cette agonie cruelle dure plus d'un quart d'heure, jusqu'à ce que les globules d'air qui adhéraient au corps de la pauvre bête soient dissous ou détachés. Alors les mouvements se ralentissent, la trompe s'allonge, les pattes se détendent un moment, puis se crispent, et tout est fini.
Je ne manque jamais, quand le liquide est propre et le vase décent, de tendre un objet quelconque à la noyée c'est plaisir de la voir s'agripper à la perche comme un vrai noyé, grimper au plus haut, se secouer, s'essuyer, réfléchir un moment et prendre son vol.
Quelquefois l'évanouissement est complet; il faut alors mettre la malade dans de la cendre chaude, ou bien au soleil, sur du bois vermoulu bien sec, ou dans de la sciure de bois, ou dans la poussière, enfin tout ce qui peut pomper l'humidité vous la verrez bientôt remuer d'abord une patte, puis l'autre, puis allonger et retirer la trompe, regarder à droite, à gauche, puis essayer de se lever, retomber, se relever encore, enfin se remettre sur pied. La paralysie momentanée des membres postérieurs ou antérieurs, fréquente chez les insectes, se manifeste souvent alors, et, tandis que deux paires de pattes fonctionnent régulièrement, on en voit une ou deux qui restent crispées ou étendues comme en catalepsie. Quelquefois la simple chaleur de l'haleine, soufflée dans les deux mains fermées, suffit pour ranimer la malade.
Une mouche est bien peu de chose, mais le cœur de l'homme est grand, et il a une place même pour la joie innocente qu'on éprouve à voir revenir ainsi à la vie un être dont l'existence si courte est si pleine de périls et de malheurs.

Mais de tous les mauvais génies acharnés à sa perte, la mouche n'en a pas de plus redoutable que l'écolier. Il n'est pas de supplice raffiné, il n'est pas de vexation ridicule qu'il ne lui fasse subir. L'écolier passera des heures à épier une malheureuse mouche; à force de la faire envoler, elle se lasse, se pose de plus en plus fréquemment, enfin elle est prise. Le tendre enfant deviendra alors un Néron, un Domitien pour mieux dire; il lui arrachera les ailes, et se réjouira de la voir bondir comme une sauterelle, toute ahurie de ne plus sentir sur son dos le poids accoutumé, et s'évertuant à chercher un équilibre nouveau ou bien il lui collera sur le dos une oie en papier blanc découpé, et la mouche, sautillant sous ce poids insolite, imprimera à ce simulacre de palmipède les allures les plus réjouissantes. D'autres fois, sans lui arracher les ailes, on lui colle au derrière un flocon de laine ou de coton; et la mouche s'envole, traçant dans l'espace l'orbe lumineux d'une comète. Si on a un canif dont les ressorts soient bien élastiques, on maintient la mouche sous la lame, qu'on fait tomber et qui décapite la mouche. D'autres fois encore on lui arrache la tête, qu'on écrase dans un pli de papier, et la liqueur rouge contenue dans les yeux imprime sur le papier des dessins symétriques on appelle cela faire des arabesques. Enfin, on va jusqu'à lui arracher les pattes, en lui laissant les ailes, qu'on arrache à leur tour, et on la laisse mourir à l'état d'invalide immobile. Il est bon de remarquer, du reste, que l'amputation de la tête n'entraîne pas chez la mouche de grands désordres. Une fois que c'est fait, elle n'y pense plus, et continue à voler, quelquefois des heures entières, avant que la mort vienne la saisir.
J'ai fait, dans mon enfance, des choses de ce genre. Un de mes passe-temps favoris, c'était de créer une coquille de noix en vaisseau à trois ponts, que je faisais voguer sur une cuvette, et que j'armais d'un équipage de mouches sans ailes ces matelots improvisés n'ayant pas le pied marin, tombaient à l'eau dix fois par minute, grimpaient dans les cordages, montaient aux mâts et se promenaient sur les bords étroits du vaisseau. La navigation se terminait toujours par une violente tempête, que je soufflais à pleins poumons sur mon océan en miniature, et quand j'avais assez ballotté mes infortunés navigateurs, d'un dernier coup de vent je faisais sombrer le vaisseau, et je semais sur l'eau des épaves où les naufragés venaient s'accrocher convulsivement. C'était très émouvant et, en petit, cela me donnait une idée du naufrage da la Méduse.

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Tel est le triste tableau des infortunes de la mouche. Qu'a-t-elle fait pour les mériter? Rien. Mais elle est faible, elle n'a pas de venin, elle n'inspire pas ce dégoût qui sauve la vie à tant d'insectes méchants et nuisibles, et puis elle vit trop près de l'homme. Ses seuls défauts sont une curiosité
indiscrète et une opiniâtreté agaçante. Encore, le plus souvent, la mouche qu'on croit opiniâtre, qui veut à toute force se poser, est-elle tout simplement fatiguée, et plus on la chasse, plus en la fatiguant on lui rend le repos nécessaire.

La mouche, il faut bien le dire, a des vengeances terribles. Sa piqûre, lorsqu'elle s'est posée sur un animal mort du charbon, peut inoculer à l'homme cette affreuse maladie. La pustule maligne est quelquefois produite par sa piqûre, lorsqu'elle a posé sa trompe sur un animal en putréfaction.
Sous forme de mouche du matin, elle est le plus cruel bourreau que le dormeur ait à redouter. Les autres insectes, du moins, ne piquent pas toujours, et puis ce qu'ils attaquent, ce n'est que le sommeil brutal, bestial, le sommeil sans rêve et sans charme. La mouche du matin, elle, commence son œuvre aux premières lueurs du jour, à ce moment où un sommeil léger et plein de rêves dissipe par degrés l'engourdissement de la nuit, où l'on se sent à la fois et dormir et renaître à la vie, sensation délicieuse qu'un demi-éveil va bientôt compléter. Déjà les vitres s'illuminent; déjà les bruits du monde deviennent plus répétés: le gloussement des poules, le roucoulement des pigeons murmurent une mélodie insaisissable; sans la voir, on sent la lumière. Moment délicieux!
Prenez garde! poète endormi! Entendez-vous ce bourdonnement éloigné, si faible, qu'on reconnaît à peine d'où il vient? Attendez: le voilà plus fort; il s'approche et retentit près de vous. C'est la mouche du matin. Le premier rayon de soleil l'a réveillée sur la vitre où elle dormait elle a faim, elle vient déjeuner à vos dépens. Le dormeur cherche d'abord à se faire illusion; il ferme les yeux de plus belle, n'entend plus rien et espère. Vain espoir ? la voilà revenue. Cette fois, on sent distinctement la fraîcheur de l'air agité par le battement de ses ailes! on s'inquiète, le cœur bat! un instant après, elle se pose sur la paupière fermée. C'est le commencement de la guerre; guerre fatale, où une invincible opiniâtreté triomphera de toutes les ruses du dormeur. La mouche a juré de déjeuner elle déjeunera, ou vous la tuerez. Elle se pose sur l'œil on cligne, elle s'envole. Elle revient et tombe sur le front on plisse le front, elle s'envole. 
Un moment se passe, et le dormeur espère. Mais un chatouillement insupportable, au coin de la bouche, l'avertit de la présence de son ennemie; il fait une grimace horrible; la mouche s'envole. Une seconde après, elle est posée sur les lèvres; on pince les lèvres, elle s'envole. Enfin, ne sachant plus où trouver le repos, elle revient au milieu du visage, un corps saillant pourvu de deux grottes ombreuses, d'où s'échappe un courant d'air chaud; c'est son affaire, elle y vole, s'y pose, et alors le malheureux dormeur, exaspéré par un nouveau chatouillement plus insupportable que tous les autres, se donne un grand soufflet sur le nez, et, décidé à ne pas se lever ni même s'éveiller tout à fait, se couvre la tête d'un mouchoir, ne laissant qu'un tuyau étroit pour respirer. Dès ce moment, tout semble aller à souhait pour le malheureux qui défend son sommeil. La mouche revient, se pose sur le mouchoir, tâte partout en silence et paraît tout à fait déroutée. Bientôt même on ne l'entend plus, et le dormeur, bénissant sa ruse, ferme les yeux et s'abandonne sur l'oreiller.
Un moment après, comme un habile limier, la mouche a eu bientôt reconnu son terrain; guidée par l'odorat et par les courants d'air chaud qui s'échappent des narines, elle se glisse dans le mouchoir, parcourt le souterrain et tombe à l'improviste, pour la seconde fois, dans la narine du dormeur.
Vous comprenez qu'il ne reste plus au malheureux qu'à se lever c'est ce qu'il faut faire.
Je ne connais que deux moyens de se défendre de la mouche du matin: la tuer, expédient désastreux qui vous réveille tout à fait ou mieux, avoir soin, surtout quand le lit est très éclairé par les fenêtres, de ne pas laisser pénétrer le jour dans la chambre. Les mouches restent alors tranquilles, jusqu'à ce qu'on ouvre les volets.

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On sait combien, dans certaines circonstances mémorables de la vie, les détails accessoires prennent  d'importance, au point de devenir quelquefois toute la scène. Je me rappelle avoir vu trois forçats qui, dans une lutte à main armée, avaient tué un gendarme, et étaient tombés eux-mêmes blessés à mort. Je n'oublierai jamais les détails de cette scène: un corps-de-garde de poltrons, armés jusqu'aux dents, réunis en bataillon pour garder trois moribonds et m'accueillant avec des figures de l'autre monde des gendarmes, le sabre nu, montant la garde dans une salle basse, où le juge d'instruction, penché sur un de ces bandits, recueillait de ses lèvres défaillantes le dernier mensonge et le dernier blasphème.
Ce forçat était gigantesque; la balle d'un gendarme lui était entrée par l'épaule, pour aller se loger dans les reins; il était couché haletant, le ventre énorme, et le corps couvert d'un drap blanc. Sur ce drap venaient se poser des mouches, qui semblaient déjà le traiter comme un cadavre, et cherchaient à se repaître du sang qu'elles devinaient à l'odeur. Ces mouches, je les vois encore, et toutes les fois que je pense à ce hideux tableau, il me semble entendre leur bourdonnement sinistre.

*

C'est ainsi que ce petit animal se trouve mêlé à toutes les sensations de notre vie, comme le cri d'un oiseau, le hurlement d'un chien, les notes d'un air, deviennent pour nous des souvenirs ou des présages.
Par rapport à nous, la mouche est créée pour exercer notre patience, et développer, chez les enfants, l'esprit d'observation; pour le penseur, elle peut donner un sujet de méditations utiles. Sa grâce et sa faiblesse en inspirant à quelques bons cœurs un peu d'intérêt, y réchauffent le feu sacré de cet amour universel pour les animaux, qui est une des formes de la charité.

*

Il nous reste maintenant à classer les différentes espèces de mouches.
Le nombre se divise en cinq espèces; quelques savants disent six, mais ils comptent le moucheron; il ne s'agit que de s'entendre.

Première espèce. Mouche vulgaire, ou mouche des écoliers.
C'est celle que nous avons décrite plus haut, comme type du genre. Nous ne reviendrons pas sur son caractère. J'en décrirais bien l'anatomie, mais je ne la connais pas. Je dois seulement ajouter qu'elle présente, comme tous les animaux domestiques, une infinie variété de tempéraments. Les principaux tempéraments sont le nerveux, le mélancolique, le lymphatique et le sanguin. La mouche nerveuse est haute sur pattes, a le corps noir et sec et les ailes élevées et divergentes, peu ou point de poils au ventre. La mélancolique est d'un gris plus terne, les ailes serrées, les pattes crispées, ce qui est surtout caractéristique, le ventre sec comme un parchemin et transparent comme une lanterne; on voit à travers le tube intestinal. Les poils manquent complètement. La lymphatique est longue, grasse, lourde les pattes s'écartent, son ventre, tout gonflé de graisse, traîne habituellement des barres d'argent qui sont très apparentes, son poil abondant et serré. La mouche sanguine tient le milieu entre la nerveuse et la lymphatique; on la reconnaît à sa vivacité inquiète.
Je dois ici, pour être complet, signaler une des maladies les plus redoutables de l'espèce. Toutes les mouches, en effet, ne meurent pas de froid; quelques-unes, surtout les sanguines, se cantonnent dans quelque pièce exposée au midi, et réussissent à gagner plusieurs semaines d'existence, s'engourdissant la nuit et se réveillant vers dix ou onze heures, quand le soleil est dans sa force. Parmi celles-là, quelques-unes meurent d'une affreuse maladie, que les médecins vétérinaires nomment le gras-fondu. On les trouve aplaties sur le ventre, au milieu d'une espèce de tache de suif; les anneaux de l'abdomen sont écartés et laissent paraître un cercle d'une substance grasse et blanchâtre c'est le gras-fondu.
J'ai dit que la mouche a des parasites. Vous trouverez, en effet, souvent des mouches qui portent jusqu'à quatre poux attachés à leurs flancs. Ces poux sont rouges, ronds, gros comme une tête d'aiguille et se placent ordinairement à mi-corps, entre les ailes et les pattes.
Un parasite effroyable, mais heureusement très rare, c'est le scorpio muscarum, espèce de crustacé armé de deux longues pinces d'écrevisse, à l'aide desquelles il s'accroche à la mouche, qu'il épuise bientôt. Je n'en ai pu observer qu'un exemple. C'était à l'arrière-saison, dans une chambre nue et fermée, où il n'y avait que trois mouches. J'arrachai le monstre et le déposai sur un couvercle en porcelaine deux minutes après, il avait trouvé le moyen de ressaisir sa victime, sans que j'aie pu comprendre comment un animal aussi lourd et dépourvu d'ailes avait pu s'approcher assez rapidement d'une mouche pour se fixer sur elle.

Deuxième espèce. Mouche métallique ou mouche d'acier.
Deux fois grosse comme la première. Tout le corps est d'un magnifique bleu d'acier bruni; les pattes sont de la même nuance. Elle est extraordinairement velue et douée d'une force herculéenne. Son bourdonnement suffit pour réveiller. Elle est très carnassière; aussi, les gens qui n'ont pas étudié l'appellent-ils, dans leur naïve ignorance, mouche à viande.

Troisième espèce. Mouche dorée ou reine des mouches.
Le corps un peu plus petit que la mouche ordinaire, plus busquée dans ses formes et plus rapide encore dans ses mouvements. Sa couleur ne peut se décrire on peut la comparer, mais non la définir c'est tout au plus si un de ces merveilleux cristaux métalliques que produisent le cuivre ou le bismuth, peut en donner une idée. C'est de l'or qui a des ailes. Elle ne se pose jamais, et ne mange que le parfum des roses. Elle pique très fort.

Quatrième espèce. Mouche verte ou follette.
Un peu plus longue et un peu plus verte que la mouche d'or. Belle mouche.

Cinquième espèce. Mouche des lieux ou stercoraire.
Noire, triste, sale, maigre, étroite, sèche. Son intelligence est faible, ses mouvements rares et difficiles; elle ne vole que quand elle se sent mouillée. Elle vit en troupes innombrables, l'une portant l'autre, dans les anfractuosités des bornes municipales. Elle ne quitte jamais le coin qu'elle a choisi et meurt là où elle est née. Elle fuit le soleil et se passe de chaleur aussi résiste-t-elle aux hivers les plus rigoureux. Cette espèce tend à disparaître depuis quelque temps de Paris; le balai et le chlore des cantonniers de la salubrité auront bientôt anéanti l'espèce.

Voilà ce que j'avais à dire des mouches. J'ose croire que nul savant n'a autant approfondi cet intéressant sujet.
Je voudrais de tout mon cœur que ce modeste essai pût sauver la vie à quelques-unes des petites bêtes que je défends. Mais - et ceci n'est peut-être pas très poli ni très adroit de ma part - je crains d'avoir mal choisi mon public, car il n'y a que des gobe-mouches comme moi qui puissent lire de pareilles sornettes.

Mérinos, Le Figaro, 29 mars 1857

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