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Miscellanées

Les insectes d'avant


LE DOCTEUR ÉBRARD ET LES FOURMIS

Le docteur Ébrard et les fourmis. Observations nouvelles. Comment les fourmis construisent leurs habitations, et comment elles y montent la garde.

 7 juin.

 
Nous ne comprenons pas les écrivains qui parlent d'histoire naturelle sans naturel.

 Pardonnez-nous ce jeu de mots involontaire, mais comme il exprime notre pensée mieux que ne le ferait toute autre phrase, nous citerons pour nous justifier le mot de Pascal : « N'effacez jamais, fût-elle vulgaire, une expression qui rend complétement votre idée, » et nous passerons outre. 

Eh quoi! Est-il besoin de tordre, de contourner, de barbouiller en couleurs crues et criardes des faits d'une  simplicité sublime ? Faut-il chercher midi à quatorze heures pour parler de l'insecte, de l'oiseau et de la mer ? Raconter naïvement, fidèlement, humblement ce qu'on  a vu, ne vaut-il pas cent mille fois mieux ? Le lecteur  ne se sent-il point plus remué par une phrase simple et  sentie que par des mignardises au musc ou par des cris ore hiante ?   

 Voici un naturaliste inconnu qui donne à tous ces  chercheurs de phrases entortillées et convulsives une  leçon qui devrait bien leur servir, et, j'en ai peur, qui  ne leur servira guère, hélas ! 

C'est le docteur Ëbrard, qui publie dans la Bibliothèque de Genève des observations sur les fourmis. 

« Des voyageurs, dit-il dans une courte introduction  que lui envieraient La Fontaine et Linné, entraînés par l'attrait de l'inconnu et des difficultés à vaincre, vont à  travers les mers et le sable brûlant des déserts étudier les mœurs, les usages et les lois des peuples éloignés. Retenu dans mon pays par mes affections, j'ai observé  à ma porte, sous mes pieds, dans les sociétés d'insectes, les peuplades en miniature sur lesquelles Bonnet, Réaumur et Huber ont appelé déjà l'attention.    

« Parmi ces insectes, le premier rang appartient à la fourmi, celui de tous les êtres créés qui se rapproche plus de l’homme par l’intelligence. Ce sont quelques-unes de mes observations relatives à la fourmi que je  me propose d'exposer ici. J'espère que, malgré la simplicité de la forme, elles inspireront de l'intérêt aux personnes qui aiment à contempler les œuvres de Dieu. » 

Après cette piquante entrée en matière, voici comment il dépeint quelques-uns des merveilleux travaux de ces peuplades en miniature qui se rapprochent le plus de l’homme par l'intelligence, suivant sa charmante expression.

« Les constructions des fourmis, constructions qui varient selon les espèces, suffiraient à prouver combien est puissante une association d'individus travaillant dans  le même but. Les fourmis dites des gazons sont hautes  de deux millimètres à peine, et cependant, aux mois de mai et de juin, elles élèvent, en quelques semaines, une agglomération de cellules et de galeries superposées présentant jusqu'à quinze étages, et dont la hauteur, dépassant souvent trente centimètres, est par conséquent cent fois plus grande que l'insecte lui-même.   

« Elles construisent ces cellules, après la pluie, avec des parcelles de terre humide.

« Ellcs entassent d'abord les morceaux de terre de  manière à former de petits murs parallèles ou opposés, et lorsque ceux-ci sont arrivés a la hauteur d'un centimètre environ, elles s'occupent de les recouvrir.   

« Dans ce but, elles placent contre l'arête intérieure de chacun des murs et dans un sens presque horizontal, des morceaux de terre mouillée, jusqu'à ce que chaque rebord qui résulte de ce travail rejoigne celui du côté opposé.    

« La formation de la voûte produite par cette réunion est facile quand les murs ne sont éloignés, pour les galeries et les cellules, que de trois à quatre millimètres ; mais combien la tâche ne devient-elle pas plus compliquée dès qu'il s'agit de salles plus grandes, de chambres larges de deux à trois centimètres ?   

 « Quelques espèces, lorsqu'elles ont à construire des  pièces aussi vastes, choisissent d'avance un emplacement où deux brins d'herbes, se croisant, pourront plus tard leur servir de point d'appui et d'arcs-boutants. 

« D'autres soutiennent temporairement les voûtes ou aident à leur édification au moyen de piliers de terre,  dont elles détruisent ensuite une partie.

 « Une fourmi, appartenant à l'espèce des noires-cendrées, employa sous mes yeux un procédé multiple qui  accuse les calculs les plus ingénieux.   

 « Lors d'une promenade à travers champs, au mois  de juin, j'aperçus sur le sommet d'une fourmilière toute une ébauche d'un nouvel étage en construction. C'étaient  des séries de galeries formées par deux murs opposés et mi-couverts, interrompues par de nombreuses cellules inachevées. Les extrémités supérieures des parois de plusieurs de ces salles faisaient en dedans une saillie de trois millimètres, et cependant elles laissaient entre elles  un espace découvert large de deux centimètres.

 « Les fourmis noires-cendrées ne transportent jamais ni brins de bois, ni brins d'herbes, et ne se servent jamais  de piliers en terre. Comment donc, me demandai-je, les ouvrières de cette habitation s'y prendront-elles pour achever de couvrir les cellules commencées, avant que les matériaux formant le pourtour de la voûte inachevée ne tombent sous leur propre poids ? Tel fut le problème qui excita ma curiosité.    

« L'après-dînée ayant été pluvieuse, je m'armai d'un parapluie et de patience, et j'allai m'asseoir près de la fourmilière.   

 « Le sol était mouillé et les travaux en pleine activité. C'était un va-et-vient continuel de fourmis sortant de  leur demeure souterraine et apportant des morceaux  de terre qu'elles adaptaient aux constructions anciennes.    

« Ne voulant pas disséminer mon attention, je la fixai vers la salle la plus vaste. Une seule fourmi y travaillait. L'ouvrage était avancé, et cependant, malgré une  saillie prononcée en dedans de la partie supérieure des murs, un espace de douze-à quinze millimètres restait à couvrir. C'était le cas, pour soutenir la terre restant à  placer, d'avoir recours, comme le font plusieurs espèces de fourmis, à des piliers, à des petites poutres, ou bien  à des débris de feuilles sèches; mais l'emploi de ces  moyens n'est pas, ai-je dit, dans les habitudes des fourmis noires-cendrées.    

« Notre ouvrière, paraissant quitter un moment so  ouvrage, se dirigea vers une plante graminée peu distante dont elle parcourut successivement plusieurs feuilles (feuilles linéaires, c'est-à-dire longues et étroites).   

« Choisissant la plus proche, elle alla chercher de la terre mouillée qu'elle fixa à son extrémité supérieure. Elle recommença cette opération jusque ce que cédant sous le poids, la feuille s'inclinât légèrement du côté de la salle à couvrir.    

« Cette inclinaison avait lieu malheureusement plutôt  vers l'extrémité de la feuille, extrémité qui menaçait de  se rompre.

 « La fourmi, parant à ce grave inconvénient, la rongea à sa base externe, de sorte qu'elle s'abaissa dans toute sa longueur au-dessus de la salle. Ce n'était point assez : l'apposition n'était pas parfaite. L'ouvrière la compléta en déposant de la terre entre la base de la plante et celle de la feuille, jusqu'à ce que le rapprochement désiré fût produit. Ce résultat obtenu, elle se servit de la feuille de graminée en guise d'arc-boutant,  pour soutenir les matériaux destinés à former une voûte.   

 « D'autres fourmis de l'espèce des maçonnes, lorsqu'elles veulent ajouter un étage à la fourmilière, y déposent une couche de terre épaisse de deux à trois centimètres, et, lorsqu'elle a été tassée par la pluie, y creusent leurs galeries et leurs cellules.   

« Les fourmis noires-cendrées n'usent de ce procédé qu'après un accident ayant occasionné dans leur demeure une brèche qu'il convient de fermer immédiatement.   

 « L'habitation des fourmis communique ordinairement avec le dehors par plusieurs larges ouvertures.

 « Chez quelques espèces, il existe à l'intérieur de l'entrée un vestibule où veille une garde plus ou moins  nombreuse.

  « Attaque-t-on une fourmilière facile à détruire, une de celles qui se présentent sous la forme d'un monceau de terre ou de brins de chaume, la garde sort aussitôt et ne tarde pas à être suivie d'une multitude d'autres fourmis.

« S'agit-il au contraire d'une fourmilière difficile à bouleverser, telle que celles placées dans les troncs d'arbre, les fourmis qui errent aux alentours ou qui sont de garde rentrent et se cachent à la moindre attaque.

« Lorsqu'on observe attentivement sur un tronc d'arbre les ouvertures principales d'un nid de fourmis hercules, l'on aperçoit, dans un petit enfoncement, une tête de fourmi immobile et aux aguets. L'approche de quelque animal étranger l'inquiète-t-elle, elle disparait et, quelques secondes s'étant écoulées, une autre fourmi s'avance au dehors, parcourt tout autour de l'entrée et à pas précipités un espace d'une trentaine de centimètres, puis rentre après avoir opéré cette espèce de ronde.

« Si les craintes de la sentinelle paraissent peu fondées, celle-ci reparaît, et les ouvrières qui pendant ce temps étaient restées closes, sortent de nouveau pour aller butiner. Le résultat de la première ronde n'a-t-il pas été entièrement satisfaisant, une deuxième reconnaissance, faite à pas plus lents, lui succède.

« A quelque distance des entrées largement ouvertes, certaines fourmilières ont parfois des ouvertures très-petites, espèces de poternes cachées sous une pierre, une racine d'arbre, ou au milieu des gazons. Elles ne servent point à la circulation une fourmi y est de garde pour empêcher les insectes d'y pénétrer. On y voit entrer, mais seulement de loin en loin, à des heures d'intervalle, quelque individu isolé, lequel a soin auparavant d'opérer de nombreuses circonvolutions, comme s'il voulait dissimuler sa trace. Ces orifices communiquent avec les cellules intérieures; peut-être servent-ils  au renouvellement de l'air, mais ils ont certainement  aussi été pratiqués en prévision de l'occlusion de l'entrée principale par un accident ou par l'invasion de fourmis ennemies. 

« Lors de l'envahissement de fourmilière de noires-cendrées par une bande de fourmis amazones, j'aperçus un  très-grand nombre des premières, les unes adultes et chargées de cocons, les autres faciles à reconnaitre à la couleur blanche de leur peau pour des fourmis toutes jeunes, s'échappant par une ouverture jusque-là inaperçue, inusitée, et située à quarante centimètres de l'entrée principale, au milieu d'une touffe d'herbe. »

 Tous ces détails ne sont-ils pas pleins d'attraits et ne leur applique-t-on pas involontairement cette phrase de Linné « L'homme qui se connaît lui-même et observe l'univers, théâtre des innombrables merveilles de la Sagesse infinie, doit se considérer comme un hôte qui est  introduit au milieu de ces merveilles pour que les jouissances qu'elles lui procurent lui révèlent la magnificence du Seigneur. »

Voici maintenant comment ces mêmes fourmis se conduisent en cas d'alerte sérieuse.

 Les fourmilières de quelques espèces ont des ouvertures masquées, ou, pour parler peut-être plus exactement, des galeries très-rapprochées de la surface du sol, et qui peuvent être rapidement ouvertes de l'intérieur. Ces ouvertures facultatives ne sont connues que d'un petit nombre de membres de la peuplade.   

 Il existe à Hyères une espèce de fourmi grosse-tête (formica capitata), dont la peau brille d'un noir luisant et dont la tête est très-volumineuse. Il y en a de gran-des et de petites, et l'on remarque parmi elles des individus trois ou quatre fois plus gros que d'autres, particularité qui permet de suivre leurs mouvements et de distinguer au milieu de la foule les individus qu'on observe.   

 « Au mois d'avril 1849, dit M. Ébrard, des fourmis de cette espèce avaient, depuis deux ou trois jours, débouché l'ouverture de leur demeure, au milieu de l'allée d'un jardin attenant à la maison que j'habitais à Hyères. Le soleil était très-chaud; c'était vers les deux heures. Toute la peuplade s'était dirigée vers un même point, au pied d'un énorme platane, dont elle recueillait les  graines tombées et disséminées par le vent. Que mon  oisiveté, effet de mon état de maladie, me serve d'excuse. Je m'amusai, pour mettre leur intelligence à l'épreuve,  à leur jouer un tour dont je reconnaissais la méchanceté. J'allai chercher cent à deux cents fourmis mineuses, appartenant à une espèce qui creuse sa demeure au pied des oliviers, et je les déposai, avec une certaine quantité de leurs larves, auprès de la fourmilière momentanément abandonnée.

 « Elles furent heureuses de trouver ainsi un refuge, y transportèrent leurs cocons et s'y installèrent sans façon.   

 « Sur ces entrefaites, les fourmis grosses-têtes revinrent an logis chargées de butin.

 « Grande dut être leur déconvenue. 

« Deux d'entre elles s'approchèrent en vedettes. Houspillées d'importance, renversées par les envahisseuses, elles s'empressèrent de rebrousser chemin, mais toutefois sans quitter leur fardeau. Elles ne s'arrêtèrent dans  leur fuite qu'après s'être éloignées d'un demi-mètre environ. Là, elles retinrent celles de leurs compagnes qui  suivaient la même route, et il ne tarda pas à se former  en ce lieu un nombreux rassemblement; une extrême agitation se manifestait parmi tout ce petit monde, on s'agitait sur place sans prendre de détermination. 

« Surviennent deux fourmis beaucoup plus grosses ; on s'empresse autour ; d'elles on leur rend probablement compte de l'état des choses; puis la scène change. Les fourmis se massent, les deux plus grosses au centre, et toute la bande précédée, je n'invente pas, par deux éclaireurs, par deux fourmis marchant de front à quatre ou cinq centimètres en avant, s'ébranle et s'avance en bon ordre vers la fourmilière.

 « Les deux éclaireurs formant l'avant-garde touchent  déjà à l'entrée de leur demeure; elles n'y pénétreront pas du moins cette fois. Averties de leur approche, les  fourmis envahisseuses sortent et s'élancent au-devant d'elles; leur marche rapide, leur tête élevée, leurs mandibules entr'ouvertes, les font ressembler a ces lices en fureur qui, ayant des petits à garder, se précipitent sur  les passants le poil hérissé et en montrant les dents.  

 « Les deux éclaireurs n'attendent pas un contact immédiat ; - c'étaient probablement les deux fourmis qui avaient été précédemment battues - ; elles tournent bride et rejoignent précipitamment le gros de la troupe qui, prenant peur, fuit également en toute hâte jusqu'au  lieu de la première station.   

 « Au printemps, les nuits sont froides ; ces pauvres fourmis vont-elles donc être forcées de passer la nuit en plein air ? Que l'on se rassure. Une fourmi très-volumineuse qui vient les rejoindre, une fourmi plus  volumineuse encore que les deux grosses dont j'ai fait  mention; va les tirer d'embarras. Elle circule de groupe en groupe, échangeant, çà et là, des attouchements d'antennes puis, s'étant entourée d'une douzaine de fourmis déchargées de leur fardeau, elle quitte la foule je la vois se diriger du côté de la fourmilière ; mais elle la contourne prudemment à distance, passe à droite et puis en arrière, s'arrêtant une vingtaine de centimètres sur la gauche, elle creuse la terre avec ses mandibules : une ouverture paraît presque aussitôt elle y pénètre  tranquillement, et je ne la revois plus.  

 « Quant à ses compagnes, les unes agrandissent l'ouverture, les autres, vont chercher le reste de la bande, qui s'ébranle tout entière, arrive en ligne droite sur la nouvelle entrée et gagne les cellules souterraines.  

 « Le lendemain, à onze heures, l'entrée improvisée la veille n'existait plus et l'ouverture ancienne était vide des fourmis mineuses qui l'avaient envahie la veille.  Des fourmis grosses-têtes en sortaient et y rentraient ; enfin quelques-uns de ces insectes restaient immobiles à l'intérieur, préposes sans doute a la garde de la porte. L'utilité de cette précaution, négligée jusque-là, leur avait  été enseignée par l'envahissement du jour précédent.  

 « L'observation que je viens de rapporter est la première que j'aie faite sur les fourmis : c'est celle qui m'a amené à étudier leurs mœurs. Elle me paraît surtout  intéressante en ce qu'elle rend vraisemblable, d'abord la faculté pour les fourmis de se communiquer leurs  idées, et ensuite leur obéissance à des chefs ou doyens d'âge. Je ferai remarquer aussi le fait de la grosse fourmi qui connaissait seule la partie du terrain correspondant aux cellules les plus élevées de la fourmilière.  

 « Supposons un moment que les fourmis n'aient aucun moyen de se faire comprendre de leurs compagnes, comment les deux premières fourmis grosses-têtes, après avoir été battues par les envahisseuses, seraient-elles parvenues à retenir celles qui les suivaient ? Pourquoi la plus grosse fourmi, si elle n'avait été avertie de l'obstacle qui se trouvait à l'orifice de la fourmilière et du danger que l'on courait en s'en approchant, serait-elle allée ouvrir une autre entrée, et cela en se tenant prudemment à distance de la première ?   

 « Comment aurait-elle rassemblé autour d'elles ces fourmis déchargées de leur fardeau, et celles-ci seulement ? Comment, enfin, un passage étant pratiqué, ces  dernières auraient-elles pu en donner avis au reste de  la bande et l'y amener ? J'aurai, d'ailleurs, dans le cours  de ce récit et à propos d'autres questions, l'occasion de citer plusieurs faits prouvant que les fourmis possèdent un langage propre à exprimer un grand nombre d'idées différentes.   

 « Quant à leur obéissance à des chefs ou doyens d'âge, la conduite de cette grosse fourmi qui choisit une douzaine de fourmis sans fardeau, et qui, suivie par elles,  prend l'initiative d'aller démasquer une entrée probablement inconnue de ses compagnes; qui les laisse, l'ouverture une fois commencée, achever le travail, n'est-elle pas la conduite d'un chef ?   

 « Si vous consacrez de longues heures à l'examen d'une fourmilière appartenant à l'espèce des hercules, vous en verrez quelquefois sortir une fourmi plus volumineuse que les autres, marchant du pas lent de la vieillesse ou bien avec la démarche grave d'un chef. Elle ne s'avance pas très-loin, ne travaille pas, et semble venue seulement pour respirer l'air au dehors.    

«  Prenez-la entre vos doigts, vous reconnaitrez que son corps est couvert de poils nombreux, longs et de couleur fauve, et lorsque vous la remettrez près de  sa demeure, les autres fourmis s'approcheront d'elle, la caresseront avec les antennes et avec leurs pattes de devant, et enfin lui lécheront tout le corps pendant plusieurs minutes. Elles lui feront une espèce de toilette, égards et soins exceptionnels qui n'ont pas lieu dans des circonstances pareilles pour des fourmis d'un volume ordinaire.    

« Autre fait. Ayant enlevé une centaine de fourmis hercules avec une certaine quantité de cocons, j'allai les  placer dans un lieu découvert ; l'une d'elles resta auprès des cocons, se promenant paisiblement et sans s'éloigner. 

« C'était la plus grosse.    

« Les autres allèrent à la découverte et prolongèrent plus ou moins leur excursion. De temps en temps, elles  revenaient au point central, et chacune s'approchant de la grosse fourmi, conversait longuement avec elle, en échangeant des attouchements d'antennes. Elles lui parlaient sans doute du résultat de leurs recherches et prenaient ses ordres.

 « Elles abordaient rarement, au contraire, leurs autres compagnes, ou bien elles les quittaient presque aussitôt. Là encore, qu'est donc cette fourmi, sinon un chef, un doyen d'âge? »

 L'obéissance des fourmis à des chefs ne saurait paraître invraisemblable, alors qu'il est incontestable que certaines fourmis, je citerai les noires-cendrées, obéissent parfois à des maîtres d'une autre espèce, aux fourmis amazones, et leur servent d'esclaves.   

P. Huber, fils du naturaliste genevois qui a écrit sur les abeilles une monographie estimée, a raconté le premier les mœurs des fourmis amazones ou légionnaires qui ne creusent jamais la terre, ne portent jamais de fardeaux et laissent ce soin à des fourmis noires-cendrées ou à des mineuses, enlevées à leur mère patrie alors qu'elles étaient encore à l'état de chrysalides et  renfermées dans des cocons.

 Ces noires- cendrées et ces mineuses ainsi transportées dans la demeure des fourmis amazones deviennent leurs esclaves elles les nourrissent, soignent leurs larves et creusent les cellules. 

Les amazones ne remplissent d'autre tâche que celle d'aller, en temps convenable, ravir de nouveaux serviteurs aux fourmilières des noires-cendrées et des mineuses les plus proches. 

Avez-vous remarqué près de l'entrée d'une fourmilière quelques fourmis d'un jaune rougeâtre se chauffant au soleil, se promenant oisives tout autour de leur demeure, ou se faisant porter par des fourmis noires ou  brunâtres ; et dans le même lieu, des fourmis pareillement noires ou brunes occupées à introduire des substances alimentaires dans l'habitation souterraine, ou bien à en extraire de la terre ? C'est une fourmilière mixte composée de fourmis amazones et de fourmis  noires-cendrées ou de mineuses. Les premières savourent sans travail aucun les douceurs de l'existence, les secondes sont assujetties a tous les labeurs. Enlevées tandis qu'elles étaient encore à l'état de chrysalides, elles s'habituent d'autant plus facilement à leur nouvelle patrie, qu'elles y ont, pour ainsi dire, reçu le jour une seconde fois. 

En vérité, après avoir écouté ces récits, n'est-on pas  disposé à répéter presque sérieusement cette phrase de  M. ébrard, qui nous a fait d'abord sourire : 

« De tous les êtres créés, la fourmi se rapproche le  plus de l'homme par l'intelligence.    

Opposons à cette admiration naïve l'exclamation que font jeter à M. Michelet les mêmes phénomènes : 

« Quelle joie en face de ce fait ! Quelle victoire pour  les partisans de l'esclavage et les amis du mal ! »   

De quel côté se trouve le sentiment vrai, le sentiment  de la nature ? 

 

Par Samuel-Henry Berthoud. Les Petites chroniques de la science, juin 1862.


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