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Miscellanées

Éloge du pou

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Maintenant, si l'on examine son éducation, aussitôt que le pou a ouvert les yeux à la lumière, il cultive les arts qui lui paraissent le plus utiles à son genre de vie. Il n'apprend pas à nager, vu qu'il habite sur le continent ; il néglige les lettres et les sciences, car il voit qu'elles parviennent rarement à rendre les docteurs vertueux. Presque toujours occupé de sa famille et de ses affaires domestiques, tout le temps que lui laissent le soin et l'exercice du manger il le donne au repos et à la contemplation. Par la douceur de sa vie il égale presque les dieux d'Homère, dont la vie est exempte d'efforts. En effet, les aliments qui servent à sa subsistance il ne les cherche pas, il les a tout préparés; en quelque endroit qu'il aille, il trouve table mise sans cérémonie.
Les poux ont un autre trait de ressemblance avec les divinités d'Homère : Ils ne mangent pas des productions de la terre et ne boivent pas de la liqueur de Bacchus. Ils ne travaillent ni ne labourent la terre; ils piquent et sucent délicatement la chair humaine.
Si l'on examine l'organisation de leur corps, elle est presque imperceptible à l'œil. Dans la structure de leurs membres, la nature a déployé une adresse si merveilleuse que, pour en saisir le mécanisme, il faut le secours de l'intelligence et non de la vue. Ils ressemblent en quelque sorte aux êtres incorporels qui, par leur sublimité, échappent aux sens et ne sont accessibles qu'aux lumières de la raison. Ils se confondent même avec les atomes à l'aide desquels anciennement l'architecte Leucippe et les artisans Démocrite et Épicure ont construit l'univers. C'est pour cela que le poëte romain, ami d'Épicure, a nommé ces atomes molécules de la matière, éléments, principes des choses, matière.
Le pou se rapproche beaucoup du ciron, connu d'Aristote, dont le nom est à peu près semblable au sien ou a du moins la même étymologie. Il ne peut être ni divisé ni partagé; il est presque invisible. S'il frappait les yeux et que vous pussiez apercevoir je ne dis pas son corps, mais chacun de ses membres, et notamment ses pattes, vous verriez immédiatement le crochet pointu et léger des atomes.
Le pou a adopté un genre de vie calme et tranquille. Il ne vole pas comme l'oiseau, il ne saute pas comme la puce; il est grave et posé comme l'exige la dignité de sa vie. Il marche d'un pas lent et mesuré, et ce qu'il paraît estimer surtout dans la philosophie, c'est le silence de Pythagore. En effet, le bruit est le plus grand ennemi de l'application de l'esprit, et une application non interrompue dépasse assurément la félicité humaine.
Toutefois le pou ne reste pas sans rien faire, car il est toujours à manger. Aristote a dit avec raison que l'homme est un animal sociable, et que cette qualité forme la base des États et des républiques. Cette vérité s'applique surtout aux poux; il faut ne pas les connaître pour en douter. Ils vivent fort bien en société entre eux et avec l'homme. Quant à la forme de leur gouvernement, il est difficile de la définir; on sait seulement qu'elle ne s'écarte pas du régime populaire. Chez eux le nombre fait loi, et, sous le rapport du jugement et de la dignité, ils ne sont pas inférieurs à la populace. A la guerre, ils marchent par pelotons plutôt qu'en coin. Ils ne se battent pas entre eux comme font les hommes dans leur rage insensée, c'est l'homme lui-même qu'ils attaquent, et très-souvent ils en triomphent.
Néanmoins ils lui vouent une amitié constante, et même ils le surpassent en fidélité. On le sait : Quand le tonneau est épuisé jusqu'à la lie, les amis disparaissent et refusent de s'associer au malheur. Le pou, lui, reste éternellement. Il ne va pas au-devant de la fortune, il ne fuit pas si elle se retire. Telle est la générosité de son caractère que l'adversité, c'est- à-dire votre situation, lui plaît par-dessus tout. Il est le compagnon, le courtisan de la pauvreté. Il évite le Forum et les palais des grands. A l'exemple de Scipion, qui, au dire des anciens, n'était jamais plus occupé que lorsqu'il n'avait rien à faire, je suis convaincu, Pères conscrits, que vous n'êtes jamais moins seuls que lorsque vous vivez enchaînés dans la solitude d'un cachot ; vous avez des compagnons inséparables et dévoués qui vous suivent jusque sur le gibet. Les plus fidèles sont ceux que l'on nomme morpions, et qui habitent ordinairement les parties génitales, les aisselles, la barbe et les cils; quel que soit l'endroit qu'ils aient envahi, ils y restent jusqu'à leur dernier soupir.
Quant aux autres, ce que je vais en dire est tellement surprenant qu'on aura peine à le croire. Des auteurs célèbres rapportent qu'au moment où les Grecs allaient s'emparer de Troie, les grands dieux et les Pénates protecteurs de cette ville l'abandonnèrent; ainsi font les poux : sitôt qu'ils sentent que quelqu'un doit mourir, ils délogent tous. Les médecins expérimentés et les philosophes ne s'y trompent jamais. Aussi beaucoup de gens les considèrent-ils comme des devins et des animaux merveilleux.
[…]

Extrait de Éloge du pou, par Daniel Heinsius (1580?-1655). Traduit du latin par Victor Develay. Librairie des bibliophiles (Paris), 1870.

Pediculus humanus, Phthirius pubis (Phth. Pédiculidés)

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