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Miscellanées

Entomophagie

 Au moment où la question alimentaire tient tant de place dans nos préoccupations, il est au moins curieux d'étudier certains régimes qui paraissent fort étranges, - voire même exécrables - aux Européens d'aujourd'hui.

Nous répugnons en particulier à l'idée que des peuples anciens et modernes aient fait et fassent encore des insectes leur nourriture habituelle et même leur plat de prédilection. Mais ils sont nombreux sur la terre ceux qui ne partagent pas notre dégoût et font d'excellents repas de Sauterelles, de Chenilles ou de Vers palmistes.

Orthoptères. - Parmi les insectes comestibles, il faut tout d'abord citer les Orthoptères sauteurs de la famille des Acridiens (Criquets. Œdipodes, Tettix et Truxalis) et de celle des Locustidés (Sauterelles, Dectiques et Ephippigères) tous connus vulgairement sous le nom plus ou moins exact de Sauterelles. Nous en trouvons un des plus vieux témoignages sur un bas-relief du palais de Sennachérib à Koyoundjik où l'on li représenté des porteurs de différents mets, sans doute destinés à la table royale, et parmi eux des serviteurs tenant en mains des brochettes de Sauterelles (fig. 1).

Figure 1. Brochettes de sauterelles portées à la table royale.
bas-relief assyrien du palais de Senachérib à Koyoundjik
(d'après Layard, Ruines de Ninive et de Babylone)


Ces Orthoptères avaient une place importante dans l'alimentation des anciens Israélites et Moïse dans le Lévitique (XI-21 et 22), faisant l'énumération des aliments purs et impurs, permis et défendus, désigne quatre insectes : Arbéh, Hâgâb, HargôI et Sâlhàm, noms que Saint Jérôme a traduit par les mots latins de Locusta, Bruchus, Ophiomachus et Attacus. Locusta parait être une Sauterelle, Bruchus l'Ephippigère, Ophiomachus la grande Sauterelle verte et Attacus le Truxalis ou le même insecte à l'état de larve. L'abondance des Sauterelles en Egypte et en Palestine, surtout des Acridiens migrateurs dont les invasions redoutables sont un véritable fléau et dont la huitième plaie que relate la Bible est un souvenir très connu, fournissait aux Hébreux une nourriture facile. Le prophète Amos les mangeait dans le même désert que Saint Jean-Baptiste aux environs du Jourdain. D’après les historiens grecs Hérodote, Diodore de Sicile, le géographe Strabon et Pline le naturaliste, on avait chez les orientaux et les Lybiens un goût très prononcé pour les sauterelles. En Grèce on trouvait ces insectes sur les marchés (Aristophane, les Acharniens). De nos jours dans toute la Palestine, on vend des Sauterelles et des Criquets pour la cuisine. Ils sont accommodés de plusieurs manières. On les sèche au soleil, on les broie et leur poudre mélangée à de la farine et du lait est pétrie avec soin. Additionnée de beurre el de sel, cette pâte sert à faire d'excellent gâteaux. D'autres fois, après leur avoir enlevé tête, ailes et pattes, on les fait bouillir ou rôtir : on les mange comme des crevettes et leur goût est celui de l'écrevisse. Les pauvres et les gens des campagnes se contentent de rejeter leurs longues jambes et en les tenant par les ailes de les manger crus avec du sel. Pour les recueillir, on profite des premières heures du jour, alors qu'ils sont groupés par centaines dans les buissons du désert. Encore engourdis, les ailes mouillées de rosée, ils ne fuient pas aussi facilement que plus tard alors qu'ils sont réveillés et leurs ailes séchées par le soleil.
Les Arabes regardent les Orthoptères dont nous parlons comme des mets exquis. Dans les temps de disette ils les recueillent, et, après dessiccation, les réduisent en poudre : sous cette forme ils les substituent à la farine du blé.

Fig. 2 - Plat de sauterelles dans la Palestine actuelle

D’après le Coran, l’espèce humaine doit disparaître de la terre après l’extinction des Sauterelles car celles-ci sont destinées à la nourriture de l’humanité et ont été formées des restes du limon dont l’homme a été pétri lui-même.
Cette croyance musulmane explique l’affliction du calife Omar-ben-el-Khottal auquel on avait signalé l’absence de ces Orthoptères. Il avait envoyé des coursiers de tous côtés à la recherche des précieux insectes. L’un d’eux ayant rapporté une poignée d’Acridiens, Omar s’écria : « Dieu est grand ! … » et n’eut plus d’inquiétude sur le sort du genre humain.
Les Musulmans mangent Sauterelles et Criquets sans les écorcher, la loi de Mahomet ne le permettant que pour ces insectes ainsi que pour les poissons. Ils les grillent ou les font bouillir. Ils les préparent aussi au cous-cous (kous-koussous).
Strabon dans sa géographie conteste la salubrité de cet aliment. Il prétend que certains peuples « acridophages » des bords du Golfe Arabique, bien qu'agiles et bons coureurs, ne vivent pas au-delà de 40 ans et qu'ils meurent d'une sorte de vermine qui leur ronge les entrailles.
Celle fable trouve son origine probable dans des épidémies indépendantes des Sauterelles et dans de graves maladies causées par une insigne malpropreté. Tous les voyageurs, tous ceux qui ont étudié les Acridiens et les Locustidés au point de vue alimentaire, s’accordent à dire au contraire qu’ils constituent un mets simple, sain, facile à préparer et très  agréable au goût.

Isoptères. – Les curieux Termites dont beaucoup vivent dans des constructions épigées, vastes édifices en pyramides irrégulières avec galeries souterraines, magasins et couvoirs, sont comestibles el consommés avec délices aux Indes, en Afrique et en Amérique tropicale. Sur le continent noir, les indigènes les font cuire longtemps. Quand les insectes ont pris une teinte brune, ils les mangent à pleines poignées et sans assaisonnement. Aux Indes, on les mélange à de la pâte pour en faire des gâteaux. C'est, dit-on, un aliment très nourrissant.

Fig. 3 - Deux des principaux insectes comestibles : en  haut, Cigale commune (Cicada plebeja) ; en bas, Grande Sauterelle (Locusta viridissima)

Hémiptères - Avec les Cigales, nous abordons l'ordre des Hémiptères. Les Grecs faisaient autrefois leurs délices poétiques et musicaux du chant des Cicadidés, mais ils ne se contentaient pas de les adorer, de leur adresser des poèmes, ils les mangeaient aussi. " Ils donnaient ainsi satisfaction, dit plaisamment  L. Figuier, tout à la fois au cœur, à l'esprit et au ventre ! ... ».
Aristote fait observer que ce sont les femelles remplies d'œufs ainsi que les nymphes qui sont les plus savoureuses. A Madagascar, on fait frire le « sakondry », Pyrops tenebrosa, qui est un fulgoride et on mange le miel de Cicadelle, matière blanche et sucrée que la larve de Phremnia rubra secrète en abondance sur les branches.
Passe encore un plat de Cigale ou de Cicadelle. Ce nom évocateur d’art et de poésie nous dispose favorablement mais d’autres Hémiptères, les Punaises d’eau, nous paraissent intolérables sur une table et cependant les Corises de la famille des Notonectes, servent d’aliment en Egypte et au Mexique. Leurs œufs sont séchés, broyés et leur farine sert à faire des gâteaux.
Les Nèpes sont consommées à Madagascar et en Asie on emploie couramment comme assaisonnement l’extrait de Bélostome, grosse punaise aquatique d’apparence scorpionoïde. Un excellent ami, originaire d’Indochine, nous a donné sur ce condiment d’intéressants renseignements. On trouve chez les marchands d’épices de petits flacons contenant cet extrait de Cà Cuông ou scorpion d’eau qui n’est autre que Belostoma indicum de couleur sombre, long de 7 cm, et qui vit dans les cours d’eau. Cet extrait est le suc de la partie ventrale de l'insecte et comme chaque individu n'en fournit que fort peu, on comprend que le prix du flacon en soit très élevé. On l'emploie en petites quantités : une goutte suffit pour un plat. Notre ami déclara que la saveur piquante de ce suc était très agréable et que le goût de punaise que nous lui trouvions n’était qu’une sensation toute européenne. L'extrait de Bélostome est connu et employé dans toute l'Asie orientale. Les pauvres et les paysans se servent directement des différentes parties du corps de la bête.

Lépidoptères. – Ce sont surtout les papillons fournisseurs de soie qui entrent dans l’alimentation humaine ou plus exactement leurs chrysalides.
En Chine le ver à soie est réputé excellent ; on en élève autant pour la bouche que pour l’industrie et les cocons dévidés fournissent eux-mêmes à la table leurs chrysalides. Grillées ou frites, elles ont un goût de marron ; mélangées à quelques jaunes d’œufs elles donnent une crème dorée exquise.
D’ailleurs dans l’immense Empire Chinois où l’on trouve les coutumes les plus bizarres, on mange à peu près tout : vers de terre, crapauds, chenilles, larves de Coléoptères et même araignées.
À Madagascar, les indigènes consomment les chrysalides de plusieurs Bombyx séricides. En 1894, sur  la table de la résidence de France à Tananarive, on servit dans un repas officiel un plat de chrysalides de Borocera préparées à la sauce béchamel ! ... « Il y a quelques années, écrit Raymond Decary dans le Bulletin de la Société entomologique de France de juin 1937, on vendait en quantité sur le marché de Tananarive la chrysalide ébouillantée et sortie de son cocon de Debarrea malagassa, Psychide qui s’était multipliée d’une façon prodigieuse sur les mimosas et les pêchers qu’elle faisait périr ».
Toujours à Madagascar, dans le nord de l’île, dit encore R. Dacary, les Antankara recherchent Cnethocampa diegoi dont les chenilles vivent groupées dans de vastes poches de soie blanche ».
Les indiens du Pérou et du Brésil ne dédaignent pas les chenilles de plusieurs papillons dont une hépiale qui vit sur le bambou.

Hyménoptères. – Le mot Hyménoptère évoque aussitôt le nom de l’Abeille, insecte utile par excellence dont le miel est un aliment de premier choix. Mais manger le produit du travail de l’industrieuse mellifère n’est pas de l’entomophagie. Tout autrement en serait-il si l’on consommait le corps même de l’Apis ou ses larves. Et c’est ce qui se fait chez les insulaires de l’île de Timor, de même que dans la Caroline du Sud et dans les îles de Bahama où les naturels mangent avec délice les nymphes des Guêpes.
Au Mexique on recherche les Fourmis à miel, ces curieux Myrmecocystus dont certains portent dans l’abdomen un réservoir souvent énorme qui contient un sirop de sucre dont la saveur rappelle le miel d’abeilles avec une certaine acidité due à la présence d’une légère quantité d’acide formique. C’est cet abdomen sirupeux que les Mexicains sucent avec plaisir.

Coléoptères. – Le groupe innombrable des Coléoptères compte un certain nombre d’espèces comestibles. Et tout d’abord le fameux Cossus des anciens.
Pline (Hist. Nat., livre XVII, ch. 37) nous apprend que les Cossus, gros vers blancs qui vivent à l’intérieur des arbres dont ils dévorent le bois, étaient regardés par les gourmets de la Rome antique comme un mets exquis surtout lorsqu’ils sont engraissés avec de la farine. Quels étaient ces Cossus ?
Étaient-ils les gros papillons auxquels Linné a donné ce nom, Cossus ligniperda ? Mulsant a démontré qu’il n’en ai rien car la chenille rougeâtre de ce Bombyciné dégorge un liquide brun, acide, d’odeur forte, même fétide, fort peu engageante à manger. De plus Pline qui devait tenir ses renseignements des éleveurs eux-mêmes précise que ces larves donnent naissance à des insectes munis de cornes et faisant entendre un bruit strident.
D’où il faut conclure que les Cossus des Romains étaient des larves blanches, dodues et appétissantes du Cerambyx cerdo ou du Lucanus cervus.
A propos de ce nom de Cossus, Latreille fait remarquer qu’il servait d’épithète à certains consuls romains ventrus, gras et paresseux comme les larves. On sait d’ailleurs que le nom de « cossu », synonyme d’opulent, est passé dans notre langue.

Fig. 4 - Le Cossus des anciens Romains
Larve de  Cerambyx cerdo


Aujourd’hui encore en Chine, dans les Indes, on se nourrit des larves de différentes espèces de Capricornes. L’illustre entomologiste Fabre voulut se rendre compte par lui-même de leur valeur alimentaire. « Je leur trouve, dit-il, une certaine saveur d’amandes grillées que relève un vague arome de vanille ».
Il nous reste à parler du Ver palmiste.
C’est la larve de Curculio palmarum, très blanche et très grasse qui vit sur les hautes tiges des palmiers. Aelien dans son Histoire des animaux (livre XIV, ch. 13) rapporte que les rois des Indes se faisaient porter au second service ces vers rôtis. C’était le plat royal.
Aujourd’hui encore, en Guyane, on les mange crus, rôtis ou mêlés à la farine sous forme de gâteaux.
Et c’est ainsi que le monde des insectes nous offre des ressources alimentaires imprévues dont profite une grande partie de l’humanité.
Je ne dis pas que nous devrions en faire autant, mais remarquons cependant qu’un plat de larves de Capricornes gavées de cellulose ou une terrine de Sauterelles engraissées de céréales sont aussi sains et aussi appétissants, sinon plus, qu’une assiettée d’huîtres, de crabes ou d’araignées de mer. Tout est affaire d’habitude.

J. D’Aguilar
La Nature  1941 : Soixante-neuvième année. n° 3065-3076, 1941-1942, pp. 114-117

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