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Les insectes de la Belle Époque

LA TÉNACITÉ DE LA VIE CHEZ LES FOURMIS

Un naturaliste américain qui s'occupe beaucoup des fourmis, Mlle A.M. Fielde, a fait connaître tout dernièrement le résultat d'expériences diverses portant sur la ténacité de la vie chez ces insectes. Ses expériences ont été nombreuses et variées ; mais je ne retiendrai que les principales.

Voici, d'abord, ce que Mlle Fielde a constaté en ce qui concerne la résistance à l'asphyxie par submersion. Mais observons d'abord que, pour élucider la question, il est nécessaire de noyer les fourmis dans de l'eau distillée ou stérilisée : autrement il se fait des invasions microbiennes qui sont, bien avant l'asphyxie, la cause véritable de la mort dans la submersion. Mlle Fielde a donc éliminé cette cause d'erreur en noyant ses fourmis dans de l'eau distillée. Opérant ainsi, elle a constaté que la résistance est très grande, selon l'espèce ou l'individu.

Sur 18 " Stenamma fulvum " restés quatre jours sous l'eau, 17 sont revenus à la vie, et 12 ont survécu. Sur 14 autres fourmis de la même espèce, submergées six jours, 6 sont revenues ; mais une seule s'est entièrement rétablie. Enfin, sur 12 " Stenamma " encore noyées pendant 8 jours, 7 ont réchappé. On voit par là que les inondations ne doivent pas être aussi fatales aux fourmilières qu'on serait tenté de le croire.

Mlle Fielde a opéré encore avec 7 " Camponotus pennsylvanicus " qu'elle a submergés huit jours : 4 se sont entièrement rétablis. De façon générale, les individus qui résistent le mieux à la submersion sont ceux qui se distinguent par leur forte taille. Leur résistance, on le voit, est considérable, surtout comparée à celle de l'homme, qui, lui, ne résiste guère à une submersion de quinze minutes, ainsi que le constate la statistique des postes de secours aux noyés à Paris (voir les " Archives d'anthropologie criminelle " de Lacassagne du 15 novembre 1904). La résistance des fourmis à l'inanition n'est pas moins remarquable. Il s'agit de l'inanition alimentaire seule ; car la privation d'eau les tue assez rapidement. Mais si les fourmis privées d'aliments ont de l'eau à leur disposition, elles peuvent vivre plusieurs jours. Dans les expériences de Mlle Fielde, les fourmis ont été gardées dans des boîtes de Pétri stérilisées et qui, tous les quatre jours au plus, étaient lavées à l'alcool pour empêcher le développement des moisissures dont les insectes auraient pu se nourrir : les boîtes étaient ventilées et conservées à l'obscurité ou à la lumière faible : un bout d'éponge saturé d'eau donnait aux captives l'eau dont elles avaient besoin. Il faut remarquer que, de façon générale, on ne constate pas de signes d'affaiblissement graduel chez les fourmis inanitiées : elles gardent toute leur activité et toute leur force, semble-t-il, jusqu'à la fin : elles tombent tout d'un coup au lieu de décliner lentement. La résistance est très longue dans certains cas. Sur 50 " Crematogaster lineolata ", 10 ont survécu 10 jours et 1, 18 jours. Sur 13 " Camponotus herculaneus pictus ", 2 ont vécu 7 jours ; 2, 11 jours ; 1, 18 jours ; 1, 23 jours ; 1, 26 jours, et 1, 29 jours. Il faut constater, à l'éloge de ces malheureuses victimes de la physiologie, que leur condition ne les a pas incitées à des extrémités devant lesquelles d'autres animaux, l'homme compris, ne reculent point, au cannibalisme. Sur 9 " Stenamma fulvum ", la résistance a varié de 18 jours à 46 jours. Ce dernier chiffre est très supérieur à celui qu'on a obtenu, pour le chien, par exemple, qui peut vivre une trentaine de jours sans manger, à condition de boire, d'après J. V. Laborde. Chez 8 " Camponotus pennsylvanicus ", la survie a varié de 14 à 47 jours. Les deux individus qui ont subi 47 jours de jeûne étaient plus gros que leurs congénères morts plus tôt. Chez 10 " Formica lasiodes ", la résistance a varié de 10 à 39 jours. Une reine de cette espèce a vécu exactement 60 jours : et, pendant cette dure épreuve, elle a continué son métier, pondant quelques œufs.

Chez la " Formica fusca subsericea ", à côté d'un individu qui a résisté 10 jours, un autre a résisté 71 jours, et d'autres plus de 100 jours, vivant encore au bout de ce temps, au moment où Mlle Fielde communiquait ses résultats. Chez les " Camponotus ", Mlle Fielde a également obtenu des résistances de 100 jours.

Peut-être certaines espèces sont-elles mieux que d'autres en état de résister au jeûne : ce pourrait être le cas pour " F. fusca " ; mais il est bien certain, aussi, que d'un individu à l'autre dans la même espèce, il y a des différences considérables dans l'aptitude à vivre des privations.

Signalons enfin les expériences de Mlle Fielde sur la ténacité de la vie chez les fourmis estropiées.

Les plus intéressantes, assurément, sont celles qui portent sur la décapitation. La tête coupée de la " Formica fusca " reste vivante pendant un certain temps : les antennes s'agitent encore sept heures après la séparation d'avec le tronc. Le fait est intéressant ; mais, évidemment, on ne peut pas s'attendre à une survie notable de la tête ; celle-ci ne renferme pas guère de provisions, de réserves. Le corps privé de tête peut, lui, présenter une survie remarquable. Il renferme des provisions, sans doute ; mais ce qui intéresse le plus dans cette affaire, c'est l'activité de l'organisme décapité, c'est l'indication du haut degré d'organisation des centres nerveux inférieurs. M. Charles Janet a cité une fourmi qui a vécu 19 jours sans tête (C.R. Ac. Sciences, 11 juillet 1898). Mlle Fielde a constaté des faits analogues, voyant une " Stenamma " vivre 19 jours, une " Formica " 13 jours, etc., sans tête. Sur 7 " Camponotus " décapités, 3 ont vécu 3 jours ; 2, 21 jours ; 1, 30 jours, et 1, 43 jours. Jusqu'à la dernière journée, ou à peu près, ces fourmis se promenaient dans leur prison, allant de droite et de gauche. Mlle Fielde a encore raccourci ses victimes par l'autre bout du corps, leur enlevant l'abdomen au lieu de la tête. Dans ce cas, la survie a été moins longue, mais elle est encore respectable. Les fourmis privées d'abdomen ne semblent pas se rendre compte de leur mutilation : elles vont et viennent comme de coutume, faisant leurs besognes, s'occupant des jeunes, s'empoignant avec les intrus, nettoyant le logis. La survie varie : elle peut n'être que de 5 jours ; mais elle a été de 14 jours chez une reine de " Stenamma ", qui a continué de manger comme si tout était normal en elle. L'appétit, en tous cas, l'était.

Il faut observer que, dans l'ensemble des expériences de Mlle Fielde, les femelles et les ouvrières témoignent d'une résistance vitale très supérieure à celle des mâles.

Henry de Varigny

La Nature, 1905, trente-troisième année, premier semestre : n°1645 à 1670 - p. 35

Insectes, hors série, déc. 2005, offert avec les voeux de la Rédaction.

À ceux et celles d'entre vous qui seraient tentés de répéter les expériences décrites, nous fournissons (ci-dessous) les fourmis nécessaires (à imprimer en nombre suffisant) et demandons de n'utiliser que ces individus préparés spécialement par l'OPIE.


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