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Les insectes de la Belle Époque


L’art factice chez l’Abeille domestique

La cire gaufrée

 

Dans les concours agricoles et mêmes horticoles, l’apiculture a généralement aujourd’hui sa place marquée et ce n’est que justice. Car trop longtemps on a méconnu l’importance des précieux services que nous rend chaque jour l’abeille. Elle donne à l’hygiène alimentaire un produit de premier ordre : « le miel », à l’industrie la « cire » ; elle concourt largement en agriculture à la fécondation des fleurs, à tel point qu’aujourd’hui, en Amérique, toute exploitation agricole comporte des ruches. À tout cultivateur intelligent l’abeile apporte, presque sans dépense, un surcroît de bénéfices et ne lui demande en échange que peu de soins. Aussi les expositions apicoles se multiplient et chacun s’efforce d’y présenter de son mieux les produits du bienfaisant insecte.

Une des attractions à laquelle ont souvent recours les apiculteurs consiste en tableaux représentant leur nom ou quelque devise faits de lettres en rayons de miel. Le public s’y arrête et après quelques instants s’éloigne, en se demandant : comment peut-on bien faire cela ? Sans doute par quelque procédé de moulage comme ceux qu’on emploie dans la pâtisserie.

Fig. 1. - Moule et calibre servant à diriger les abeilles dans leurs constructions fantaisistes (construits par M. Pomery)
A, planchette amorcée; B, calibre; C, lettre terminée.

Pourtant un examen plus attentif montrerait qu’il est en présence d’objets formés de cellules de cire pleines de miel, fermés par leur opercule naturel, tels que les montrent les rayons pris dans une ruche. Les lettres qui composent ces inscriptions sont en effet construites entièrement par les abeilles, et par elles seules remplies de miel. Mais elles n’ont fait là naturellement preuve d’art ni d’intelligence, et ont obéi aveuglément à la volonté de leur maître, à qui le mérite en revient tout entier. Il a su choisir le moment où elles éprouvaient le besoin impérieux de construire des cellules pour emmagasiner leur précieux produit alors abondant, et les obliger par un adroit subterfuge à donner à leurs constructions la direction qu’il lui a plu de leur imposer. C’est par l’emploi de la « cire gaufrée » qu’il arrive à son but ; mais qu’est-ce que la cire gaufrée ? C’est de la cire en lames minces qui offrent des impressions ayant la forme que présente le fond des cellules dans les rayons de l’abeille. On l’obtient par un moulage dans un gaufrier (fig. 3) ou par laminage d’une feuille de cire entre deux cylindres gravés (fig. 2) présentant l’un en creux, l’autre en relief la forme du fond des cellules (fig. 6).

Fig. 2

Fig. 3

Cette feuille de cire, si elle doit être de dimension restreinte, est obtenue en trempant dans un bain de cire fondue une planche ayant préalablement séjourné dans l’eau. Dans le cas où la feuille doit être de grandes dimensions, elle est fabriquée par d’autres moyens comportant un matériel spécial qui permet du lui donner une longueur indéfinie. La cire gaufrée a réalisé un des plus grands progrès de l’apiculture moderne. Elle fut inventée en 1857 après de persévérants essais par Jean Merhing, apiculteur bavarois. Un Suisse, Pierre Jacob, améliora ensuit ela presse de Merhing, et, en 1865, Steele, de Jersey, importa la cire gaufrée aux états-Unis, où, en 1876 Root fit construire par Wastburne une machine à cylindres, et l’emploi de la cire gaufrée se répandit rapidement à travers le monde.

Fig. 4. - Lettres construites par les abeilles et remplies de miel operculé.

Fig. 5. Lettres creusées par les abeilles ans un rayon de miel dont elles ont désoperculé et vidé les cellules.

Un de ses plus grand avantages étant d’obliger l’abeille à construire en suivant les indications qu’on lui donne, on en profite pour lui faire édifier des rayons bien droits et bien parrallèles, ce qui permet de les retirer facilement de la ruche, et d’en vider le contenu au moyen d’appareils à force centrifuge appelés « extracteurs ». On obtient ainsi avec une rapidité surprenante un miel pur et limpide, et cela sans briser les rayons qui sont remis dans la ruche, où les abeilles les remplissent de nouveau, économisant pour cette nouvelle récolte le temps qu’elles auraient mis à construire de nouveau ; c’est tout bénéfice pour l’apiculteur.


Fig. 6. - Fragment d'une feuille de cire gaufrée de taille naturelle.

Il suffit donc de suspendre par le haut, dans les cadres, ces feuilles de cire gaufrée pour que les abeilles se hâtent de les utiliser en construisant les parois latérales des cellules pourvu que la cire employée à la fabrication des gaufres soit absolument pure, faute de quoi elles ne s’en serviraient pas et chercheraient à les jeter, en les déchiquetant, hors de la ruche. C’est cet empressement des abeilles à suivre les indications que leur impose l’apiculteur qui est utilisé par celui-ci pour les contraindre à bâtir en donnant à leurs rayons les formes les plus imprévues. Il suffit pour cela de fixer perpendiculairement sur une planchette des lames de cire gaufrée en les collant avec de la colle forte ou de la cire fondue ; on les entoure ensuite d’une sorte de moule ou calibre ne laissant autour d’elles que juste l’espace nécessaire à l’abeille pour construire ses cellules et pouvoir circuler. La largeur la plus convenable à donner à cet espace est indiquée par celui qu’on observe dans les ruches entre les rayons. Le tout est placé dans une hausse de ruche sens dessus dessous (c’est-à-dire la planchette en haut) et les abeilles ne tardent pas à s’y installer. La figure 1 montre la planchette A garnie de lames de cire gaufrée ou « amorcée », puis le calibre B et en C l’ensemble du moule au moment où les abeilles viennent de terminer la construction de la lettre E. Dans la figure 4, les lettres obtenues isolément ont été réunies au moyen de vis posées par derrière, sur une planche unique. Généralement on garnit le dessus des planchettes, pour cacher les joints dans l’intervalle des lettres, avec du drap ou du velours. Quant à la figure 5 elle représente une inscription creusée par les abeilles dans un rayon de miel. Elle a été obtenue en recouvrant de rayon d’une mince feuille métallique (ou même de papier) découpée. Les abeilles sont venues désoperculer les cellules correspondant aux parties à jour et les vider de leur miel, après quoi on a enlevé la feuille formant calibre. Et voilà comment les abeilles, simples ouvrières de l’homme, deviennent artistes malgré elles et construisent parfois leurs gâteaux de miel dans des formes vraiment curieuses : couronnes, étoiles, fleurs, imitations de fruits, par exemple, qu’on obtient d’elles au moyen de moules compliqués et en s’armant surtout d’une grande patience, car les complications rebutent souvent le laborieux insecte et il faut parfois, avant d’obtenir le résultat désiré, tenter bien des essais.

 
A.-L. Clément,
Vice président de la Société centrale d’apiculture et de zoologie agricole.

La Nature, 2e semestre 1904, pp. 20-22.



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