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Les insectes de la Belle Époque

INSECTES BIBLIOPHAGES


Le Congrès international des bibliothécaires, qui s'est tenu à Paris au mois d'août 1900, a, grâce à de généreux donateurs et principalement à Mlle Marie Pellechet, bibliothécaire honoraire à la Bibliothèque nationale (la seule femme qui jusqu'ici ait obtenu ce titre*), institué trois prix pour récompenser les meilleurs mémoires relatifs à la destruction des insectes qui détériorent les livres, les insectes bibliophages.
Voici quelques détails sur ces malfaisantes petites bêtes et sur les moyens de les combattre.

Les principaux vers qui attaquent les livres et rongent le papier appartiennent au genre Anobium, qui comprend trois espèces : Anobium pertinax, Anobium eruditus et Anobium paniceum, et au genre Œcophora, dont l'espèce Œcophora pseudo-spretella doit être placée au premier rang des ravageurs de bibliothèques. Vulgairement, on les appelle, les uns et les autres : vers de bois, vrillettes, pulsateurs, etc.

À l'état de larves, les anobiums ressemblent aux vers que l'on trouve dans les noisettes, et leurs différentes espèces se confondent. Ces larves, nées ou introduites dans les livres, s'y nourrissent et s'y développent aux dépens des éléments de ces livres, y accomplissent leurs métamorphoses, et s'y creusent des couloirs de sortie. Les anobiums peuvent facilement traverser plusieurs volumes rangés d'affilée, et l'éminent bibliographe Gabriel Peignot a trouvé jusqu'à vingt-sept volumes percés en ligne droite par un même ver. L'épaisseur des couvertures n'est nullement un obstacle à ces dégâts, au contraire : on a remarqué que les livres brochés sont moins fréquemment atteints que les livres reliés. Pour une autre raison, les livres anciens sont bien plus fréquentés par ces insectes que les livres modernes : c'est que le papier de ceux-ci, notre papier de bois, avec sa charge de plâtre ou de kaolin, est tellement mauvais que les vers eux-mêmes n'en veulent pas. C'est d'ailleurs, outre sa modicité de prix, le seul avantage qu'il possède sur le papier d'autrefois.

La colle de farine paraît être ce qui attire le plus les vers : voilà pourquoi les relieurs ne doivent pas manquer d'ajouter à leur colle de l'alun ou tout autre corps qui la rende imputrescible. Les anciens plats de bois des couvertures, auxquels on a si judicieusement renoncé, offraient aussi à ces insectes un appât très recherché.
La larve de l'Œcophora diffère de celle de l'Anobium en ce qu'elle possède des pattes. « C'est, dit William Blades, dans son étude sur les Livres et leurs ennemis, une chenille avec six jambes sur le thorax et huit protubérances en forme de suçoirs sur le corps. Elle ressemble au ver à soie. Après avoir passé à l'état de chrysalide, elle se transforme en petit papillon brun... Sa longueur est d'environ 12 millimètres et la tête, corneuse, possède de fortes mâchoires... Le lecteur qui n'a pas eu l'occasion de visiter de vieilles bibliothèques, remarque encore William Blades, ne peut se figurer la dévastation que ces insectes nuisibles sont capables de faire. »

Certaines espèces de blattes, la Blatta germanica ou Croton Bug et la Blatta americana, causent de grands ravages dans les bibliothèques d'Amérique. Ces insectes, vulgairement désignés sous les noms de cancrelats, ravets ou bêtes noires, ont à peu près la longueur d'un hanneton ; ils sont doués d'une extrême agilité, recherchent les ténèbres, et exhalent une odeur fétide, qu'ils communiquent à tout ce qu'ils touchent. Un missionnaire du XVIIe siècle, le père dominicain Dutertre, nous a jadis conté leurs rapides et étonnants dégâts**.
Mentionnons encore un petit insecte à écailles argentées appelé Lepisma : « mais ses ravages ne sont pas de grande importance », assure William Blades. D'autres auteurs cependant, comme le Dr Henri Beauregard, dans son ouvrage les Animaux nuisibles, affirment que le lepisma « fait de réels dommages »***.

Quel est le meilleur système à employer pour se débarrasser de toute cette vermine? « C'est là, répond le bibliographe allemand, Graesel, une question difficile à résoudre et qui a même été, à différentes reprises, l'objet de concours ; mais la plupart des mesures qui ont été proposées jusqu'ici sont ou trop compliquées ou insuffisantes. »
Pour combattre l'anobium, qui affectionne la colle d'amidon et dépose volontiers ses œufs dans le bois de hêtre, des spécialistes conseillent de placer, « en été, dans certains endroits de la bibliothèque, des morceaux de hêtre recouverts d'une légère couche de colle d'amidon, sur lesquels les insectes viennent aussitôt pondre leurs œufs. La sortie des vers n'ayant lieu qu'en hiver, on diffère jusqu'à cette saison l'examen des pièges. Si, après les avoir visités, entre janvier et mars, on reconnaît que certains d'entre eux sont vermoulus ou couverts de petites excroissances dénotant la présence des vers, on les brûle et l'on arrive ainsi à se débarrasser à peu près complètement de l'anobium »****.

D'une façon plus générale, c'est-à-dire sans se borner à l'anobium ou vrillette, et en cherchant à détruire aussi l'œcophora et les autres insectes bibliophages, « la méthode la plus simple et en même temps la plus pratique, croyons-nous, dit encore le Dr Graesel, est celle qui consiste à imprégner de térébenthine, de camphre ou de toute autre substance insecticide des morceaux de drap que l'on place ensuite derrière les rangées de livres. Pour les volumes précieux, et particulièrement pour les reliures en bois, dont toute bibliothèque un peu importante possède une certaine quantité et qui sont en général très estimées en raison de leur ancienneté, le mieux est d'employer l'huile de cèdre (le cedrium) dont les propriétés conservatrices étaient déjà connues des anciens. Naumann a ainsi proposé, et ce sur le conseil d'un chimiste distingué, de mêler à la colle d'amidon des relieurs de la farine de marrons d'Inde. En raison de son amertume, cette farine, paraît-il, protégerait encore mieux les livres contre les attaques des vers que la térébenthine et le camphre. Du Rieu a récemment conseillé d'employer la benzine comme préservatif : il suffirait, d'après lui, de la répandre goutte à goutte avec une éponge sur les rayons, les vieilles reliures en bois ou les volumes attaqués, pour détruire les insectes, sinon toujours à la première application, du moins dans tous les cas à la seconde. »

Un désinfectant plus énergique et tout à fait radical, assure-t-on, est recommandé depuis quelques années, c'est l'aldéhyde formique (formol, formaline, formaldéhyde), corps dont le pouvoir antiseptique avait été reconnu en 1888 par M. Lœw, et dont la fabrication commerciale en solutions concentrées fut enseignée à l'industrie par les travaux de M. Trillat*****.
Voici comment, d'après le chimiste P. Miquel, il convient de procéder. On dissout environ une partie de chlorure de calcium dans deux parties de solution commerciale d'aldéhyde formique, et on humecte de ce mélange des bandes de toile qu'on étend dans le local à désinfecter, après avoir eu soin d'en fermer toutes les ouvertures. Au bout de vingt-quatre heures, tous les germes ou microbes contenus dans ce local sont anéantis, et il ne reste plus qu'à l'aérer pour chasser les relents pénétrants du formol.

M. Alkan aîné, auteur de les Livres et leurs ennemis, conseille, lorsqu'on aperçoit sur une reliure quelques trous de vers, de plonger une aiguille ou un poinçon mince dans chacun de ces trous, afin de détruire le ver, si, par hasard, il s'y trouve encore ; puis, de boucher « avec du camphre en poudre ou du poivre mêlé à un peu de cire ramollie ».
Il est juste d'ajouter que, grâce aux précautions prises à peu près partout actuellement, dans les bibliothèques publiques, pour la sauvegarde des anciens livres, aujourd'hui mieux connus et plus appréciés grâce à la lumière naturelle qu'on ne leur ménage plus, aux fréquents aérages et nettoyages dont ces précieux volumes sont particulièrement l'objet, le fléau dont nous nous occupons a beaucoup perdu de son intensité. La propreté, la lumière naturelle et l'air sont, en effet, les trois grands ennemis des insectes.

Goutte bien tracassée
Est, dit-on, à demi pansée :

de même, les livres fréquemment battus, journellement remués et maniés, sont à l'abri de ces myriades d'imperceptibles et infatigables rongeurs. Selon le joli mot de Charles Nodier, « la bibliothèque des savants laborieux n'est jamais attaquée des vers. »

Albert Cim. Le Magasin pittoresque, 1901, p. 629-630


  * Mlle. Pellechet est décédée le 11 décembre dernier.
  **Voir le Magasin Pittoresque, 1818, p. :146 et suiv. : Les Ennemis des Livres. (Série d'articles non signés.)
  *** Le lepisma est très dangereux pour les livres, m'assure-t-on, et d'autant plus dangereux, qu'il résiste, paraît-il, aux plus énergiques insecticides.
  ****Graesel, Manuel de bibliothéconomie, p. 320.
  *****R. Yve-Plessis, Petit Essai de bibliothérapeutique, p. 11.



Anobium eruditus = Cheyletus etruditus (Acri Acaridé) ?
Œcophora pseudospretella = Hofmannophila pseudospretella (Lép. Œcophoridé)

Blatta germanica  = Blattella germanica (Dict. Batellidé)
Blatta americana = Periplaneta americana (Dict. Blattidé)

Le Manuel de bibliothéconomie est en ligne ici.

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