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Les insectes de la Belle Époque

LA BRUCHE DES POIS


L'homme tient en haute estime le pois. Dès les temps antiques, par des soins de culture de mieux en mieux entendus, il s'est ingénié à lui faire produire des grains plus volumineux, plus tendres, plus sucrés. Souple de caractère et doucement sollicitée, la plante s'est laissé faire ; elle a fini par donner ce que prétendait obtenir l'ambition du jardinier.

Que nous sommes loin aujourd'hui de la récolte des Varron et des Columelle ; que nous sommes loin surtout de l'originelle pisaille, des granules sauvages confiés au sol par le premier qui s'avisa de gratter la terre, peut-être avec une demi-mâchoire de l'ours des cavernes, dont la forte canine faisait office de soc ! Où donc est-elle, dans le monde de la végétation spontanée, cette plante origine première des pois ? Nos régions ne possèdent rien de pareil. La trouve-t-on ailleurs ? Sur ce point, la botanique est muette, on n'a pour réponse que de vagues probabilités.

Même ignorance, d'ailleurs, au sujet de la plupart de nos végétaux alimentaires. D'ou provient le froment, le gramen béni qui nous donne le pain ? Nul ne le sait. Hors des soins de l'homme, ne le cherchons pas ici. Ne le cherchons pas non plus à l'étranger. En Orient, ou est née l'agriculture, jamais herborisateur n'a rencontré le saint épi, se multipliant seul en des terrains non remués par la charrue.

Le seigle, l'orge et l'avoine ; le chou, la rave et le radis ; la betterave, la carotte, le potiron et tant d'autres, laissent dans semblable indécision : leur point de départ est inconnu, tout au plus soupçonné derrière l'impénétrable nuée des siècles. La nature nous les a livrés en pleine fougue de sauvagerie et de médiocre valeur alimentaire, comme elle nous offre aujourd'hui la mûre et la prunelle des buissons ; elle nous les a fournis à l'état d'avares ébauches autour desquelles notre labeur et notre ingéniosité devaient patiemment thésauriser la pulpe nourricière, ce premier des capitaux, à intérêts toujours croissants dans la banque par excellence du remueur de glèbe.

Comme magasins de vivres, la céréale et la plante potagère sont, pour la majeure part, œuvre humaine. Les sujets fondateurs, mesquine ressource en l'état initial, nous les avons empruntés tels quels au trésor naturel des herbages ; la race perfectionnée, prodigue en matière alimentaire, est le résultat de notre art.

Mais si le froment, le pois et les autres nous sont indispensables, nos soins, par un juste retour, sont d'absolue nécessité à leur maintien. Tels que nos besoins les ont faits, incapables de résistance dans la farouche mêlée des vivants, ces végétaux, abandonnés à eux-mêmes, sans culture, rapidement disparaîtraient, malgré l'immensité numérique de leurs semences, comme disparaîtrait à bref délai l'imbécile mouton s'il n'y avait pas de bergeries.

Ils sont notre travail, mais non toujours notre propriété exclusive. En tout point où s'amasse du manger, les consommateurs accourent des quatre coins du ciel, se convient eux-mêmes aux agapes de l'abondance, d'autant plus nombreux que la victuaille est plus riche. L'homme, seul capable d'exciter l'exubérance agraire, est par cela même l'entrepreneur d'un immense banquet où prennent place des légions de convives. En créant des vivres plus sapides, plus abondants, il appelle malgré lui dans ses réserves mille et mille affamés contre la dent desquels luttent en vain ses prohibitions. A mesure qu'il produit davantage, tribut plus large lui est imposé. Les grandes cultures, les somptueux amas favorisent l'insecte, notre rival en consommation.

C'est la loi immanente. La nature, d'un zèle égal, livre à tous ses nourrissons sa puissante mamelle, aux exploiteurs du bien d'autrui non moins bien qu'aux producteurs. Pour nous, qui labourons, semons et moissonnons, nous exténuant à la peine, elle mûrit le fro¬ment ; elle le mûrit aussi pour la petite calandre qui, exemptée du travail des champs, viendra néanmoins s'installer dans nos greniers, et de son bec pointu y grugera le monceau de blé, grain par grain, jusqu'au son. Pour nous, qui bêchons, sarclons, arrosons, courbaturés de fatigue et brûlés par le hâle du jour, elle gonfle les gousses du pois ; elle les gonfle aussi pour la bruche, qui, étrangère au labeur du jardinage, prélève tout de même avant nous sa part de la récolte, à son heure, quand viennent les joies du renouveau.

Suivons dans ses manœuvres le zélé percepteur de dîmes en pois verts. Contribuable bénévole, je le laisserai faire : c'est précisément à son intention que j'ai semé dans l'enclos quelques lignes de la plante aimée. Sans autre convocation de ma part que ce modeste semis, il m'arrive, ponctuel, dans le courant de mai. Il a su qu'en ce terrain de cailloux, rebelle à la culture maraîchère, pour la première fois des pois fleurissaient. En toute hâte, agent du fisc entomologique, il est accouru exercer ses droits.

D'ou vient-il ? Le dire au juste ne m'est pas possible. Il vient d'un abri quelconque où, dans l'engourdissement, il a passé la mauvaise saison. Le platane, qui s'écorche de lui-même à l'époque des fortes chaleurs, fournit, sous ses plaques tubéreuses soulevées, d'excellents tabernacles de refuge pour les indigents sans domicile. En pareil gîte hivernal, j'ai souvent rencontré notre exploiteur des pois. Abrité sous le cuir mort du platane ou protégé d'autre manière, tant qu'a duré la mauvaise saison, il s'est éveillé de sa torpeur aux premières caresses d'un soleil clément. L'almanach des instincts l'a renseigné. Aussi bien que le jardinier, il est au courant de l'époque où les pois fleurissent, et il vient alors à la plante un peu de partout, trottant menu, mais d'essor alerte.

Tête petite, fin museau, costume d'un gris cendré parsemé de brun, élytres déprimées, deux gros points noirs sur la plaque du croupion, taille courtaude et ramassée, tel est le sommaire croquis de la bruche des pois.

Mai achève sa première quinzaine et les visiteurs m'arrivent. Ils se campent sur les fleurs à blanches ailes de papillon ; j'en vois d'établi au pied de l'étendard, j'en trouve de cachés dans le coffret de la carène. D'autres, plus nombreux, explorent les inflorescences, en prennent possession. L'heure de la ponte n'est pas encore venue. La matinée est douce, le soleil vif sans être importun. C'est le moment des ébats nuptiaux et des félicités dans les splendeurs de la lumière. On jouit donc un peu de la vie.

Des couples se forment, bientôt se séparent, bientôt se rejoignent. La chaleur devenue trop forte, vers midi, chacun et chacune se retirent à l'ombre, dans un pli de la fleur dont les secrets recoins leur sont si bien connus. Demain on recommencera le festival, après-demain encore, jusqu'à ce que le fruit, crevant l’étui de la carène, apparaisse au dehors, de jour en jour plus gonflé.

Au soleil caressant de dix heures du matin, d'un pas saccadé, capricieux, la mère parcourt de haut en bas, de bas en haut, sur une face et puis sur l'autre, le légume choisi. Elle exhibe à tout instant un médiocre oviducte, qui oscille un peu de droite et de gauche comme pour érafler l'épiderme. Suit un œuf aussitôt abandonné que mis en place.    .

Un coup d'oviducte, à la hâte, en ce point, puis en cet autre sur la peau verte du légume, et voilà tout. Le germe est laisse là, sans protection, en plein soleil. Pour venir en aide au futur vermisseau, lui abréger les recherches quand il lui faudra pénétrer de lui-même dans le garde-manger, nul choix en ce qui concerne l'emplacement. Il y a des œufs établis sur les gibbosités que gonflent les semences ; il y en a tout autant dans les stériles vallées de séparation. Les premiers touchent presque aux vivres, les seconds en sont distants. C'est au ver de s'orienter en conséquence. Bref, faite en désordre, la ponte de la bruche rappelle nos semis à la volée.

Vice plus grave : le nombre des œufs confiés à une même gousse est hors de proportion avec celui des semences incluses. Sachons d'abord qu’il faut à chaque ver la ration d'un pois, ration obligatoire, largement suffisante au bien-être d'un seul, mais non assez copieuse pour plusieurs consommateurs, ne seraient-ils que deux. A chaque ver son pois, ni plus, ni moins. C'est l'immuable règle.

L'économie procréatrice exigerait alors que la pondeuse, renseignée sur la gousse qu'elle vient d'explorer, mît a peu près dans l'émission de ses germes une limite numérique conforme à celle des semences contenues. Or, de limite, il n'yen a pas ; à l'unité de la ration, la fougue ovarienne oppose toujours la multiplicité des consommateurs. Mes relevés sont unanimes sur ce point. Le nombre des œufs déposés sur une gousse dépasse toujours, et souvent d'une façon scandaleuse, le nombre des grains disponibles. Si maigre que soit la besace aux vivres, les conviés surabondent.

En divisant la somme des œufs reconnus sur telle et telle gousse par le nombre des pois contenus, je trouve de cinq à huit prétendants pour une seule graine ; j'en trouve jusqu'à dix et rien ne dit que la prodigalité ne s'élève plus haut encore. Que d'appelés et combien peu d'élus ! Que viennent faire ici tous ces surnuméraires, forcément exclus du banquet faute de place ?

Les œufs sont d'un jaune ambré assez vif ; cylindriques, lisses, arrondis aux deux bouts. Comme longueur, ils n'atteignent pas tout à fait un millimètre, chacun est fixé sur la cosse par un maigre réseau de filaments en albumine coagulée. Ni la pluie, ni le vent n'ont prise sur l'adhésion.

La récente éclosion a pour indice un petit ruban sinueux, pâle et blanchâtre, qui soulève et mortifie l'épiderme de la cosse à proximité de la dépouille de l'œuf. C'est le travail du nouveau-né, galerie sous-épidermique où l'animalcule s'est acheminé, en recherche d'un point de pénétration. Ce point trouvé, le vermisseau, tout pâle avec casque noir, perfore l'enveloppe et plonge dans le spacieux étui du légume.

Il atteint les pois, se campe sur le plus rapproché. Je l'observe à la loupe, explorant son globe, son monde. Il creuse un puits perpendiculairement à la sphère. J'en vois qui, à demi descendus, et travaillant ferme du vilebrequin mandibulaire, agitent l'arrière au dehors pour se donner élan. En une brève séance, le mineur disparaît. Il est chez lui.

L'ouverture d'entrée, très subtile mais à toute époque aisément reconnaissable par sa coloration brune sur le fond vert pâle ou blond du pois, n'a pas d'emplacement fixe ; on la voit çà et là, un peu de partout, à la surface de la graine, exception faite de la partie inférieure c'est-à-dire de l'hémisphère ayant pour pôle l'empâtement du cordon suspenseur.

En cette partie se trouve précisément le germe qui sera respecté lors de la consommation et restera capable de se développer en plantule malgré le large trou dont la semence est forée par l'insecte sortant. Pourquoi cette région est-elle indemne de piqûre ; quels motifs sauvegardent le germe de la graine exploitée ?

La bruche, cela va de soi, n'a pas souci du jardinier. Le pois est pour elle, rien que pour elle. En se refusant quelques bouchées qui entraîneraient la mort de la graine, elle n'a pas pour but l'atténuation du dégât. Elle s'abstient pour d'autres motifs.

Remarquons que latéralement les pois se touchent, serrés l'un contre l'autre ; le ver, en recherche du point d'attaque, ne peut y circuler librement. Remarquons aussi que le pôle inférieur s'empâte de l'excroissance ombilicale, présentant au forage des difficultés inconnues sur les parties que protège le seul épiderme. Peut-être aussi, en cet ombilic, l'organisation à part, se trouve-t-il des sucs spéciaux, déplaisants à la petite larve.

Voilà, je pense, tout le secret des pois exploités par la bruche, et se conservant tout de même aptes à germer. Ils sont délabrés mais non morts parce que l'invasion s'est faite par l'hémisphère libre, région à la fois d'accès plus aisé et de vulnérabilité moindre. Comme d'ailleurs la pièce, en son entier, est trop copieuse pour la consommation d'un seul, la perte de substance se réduit au morceau préféré, et ce morceau n'est pas l'essentiel de la graine.

En fin mai et juin, période des pontes, inspectons les pois, encore verts et tendres. La presque totalité des graines envahies nous montre les ponctuations multiples reconnues déjà sur les pois secs, abandonnés du charançon. Est-ce bien le signe d'une réunion de commensaux ? Oui, décortiquons, en effet, lesdites graines, séparons les cotylédons, que nous subdivisons au besoin. Nous mettons à découvert plusieurs larves très jeunes, courbées en arc, grassouillettes et se trémoussant chacune dans une petite loge au sein des vivres.

La paix et le bien-être semblent régner dans la communauté. Pas de querelle, pas de jalouse concurrence entre voisins. La consommation débute, les victuailles abondent et les attablés sont séparés l'un de l'autre par les cloisons que forment les parties encore intactes du gâteau. Avec pareil isolement en cellule, nulle rixe à craindre, nul coup de mandibules donné par mégarde ou par intention. Pour tous les occupants, mêmes droits de propriété, mêmes forces, même appétit. Comment se terminera l'exploitation en commun ?

Je mets en tubes de verre des pois ouverts et reconnus bien peuplés. Journellement, j'en ouvre d'autres. Ces moyens me renseignent sur les progrès des commensaux. D'abord, rien de particulier. Isolé dans son étroite niche, chaque vermisseau ronge autour de lui. Il consomme, parcimonieux et paisible. Il est encore bien petit, un atome le rassasie. Cependant, le gâteau d'un pois ne peut suffire à si grand nombre jusqu'à la fin. La famine menace. Tous doivent périr moins un.

Voici qu'effectivement les choses changent bientôt d'aspect. L'un des vers, celui qui dans la graine occupe la position centrale, grossit plus vite que les autres. A peine a-t-il acquis un volume supérieur à celui de ses concurrents, que ces derniers cessent de manger, s'abstiennent de pousser plus avant. Ils s'immobilisent, se résignent ; ils trépassent de cette douce mort qui moissonne les vies inconscientes. Ils disparaissent fondus, anéantis. Ils étaient si petits, les pauvres sacrifiés ! A l'unique survivant, désormais, le pois appartient en entier.

Que s'est-il passé, faisant la dépopulation autour du privilégié ?

Faute de réponse logique, je proposerai un soupçon. – Au centre du pois, plus doucement mijoté que le reste par la chimie solaire, n'y aurait-il pas une pâtée infantile, une pulpe de qualité mieux appropriée aux délicatesses du vermisseau ? Là, peut-être, excité par un aliment tendre et de haut goût, l'estomac prend vigueur, devient apte à nourriture de digestion moins facile. Avant l'écuelle de bouillie, avant le pain des forts, le nourrisson a le laitage. La partie centrale du pois ne serait-elle pas la mamelle du nouveau-né de la bruche ? 

D'une égale ambition, avec des droits pareils, tous les occupants de la semence s'acheminent vers le délicieux morceau. Le trajet est laborieux et les stations se répètent en des niches provisoires. On se repose ; en attendant mieux, on gruge sobrement autour de soi la substance trop mûrie ; on travaille de la dent encore plus pour s'ouvrir un passage que pour se restaurer. Enfin, l'un des mineurs, favorisé par la direction de son couloir, atteint la laiterie centrale. Il s'y installe, et c'est fini : les autres n'ont qu'à périr.    

Comment sont-ils avertis que la place est prise ? Entendent-ils le confrère cognant de la mandibule la paroi de sa loge ; perçoivent-ils à distance la commotion du grignotement ? Quelque chose d'analogue doit bien se passer, car, dès lors, cessant les tentatives de pousser plus avant le sondage, sans la moindre velléité de lutter contre l'heureux parvenu et de le déloger, les retardataires se laissent mourir. J'aime cette candide résignation des arrivés trop tard. 

Par quelle aberration la mère livre-t-elle ses fils à la famine sur l'insuffisant légume ; pourquoi tant de conviés autour d'une graine, ration d'un seul ?

Ce n'est pas ainsi que les choses se passent dans le bilan général de la vie. Certaine prévoyance régit les ovaires et leur fait proportionner le nombre des consommateurs au degré d'abondance ou de rareté des vivres. La Scarabée, le Sphex, le Nécrophore et les autres préparateurs de conserves alimentaires familiales, imposent à leur fécondité d'étroites limites, parce que les pains mollets de leur boulangerie, les bourriches de leur venaison, les pièces de leur pourrissoir sépultural, sont d'acquisition laborieuse et peu productive.

La mouche bleue de la viande entasse, au contraire, ses germes par paquets. Confiante dans l'inépuisable richesse d'un cadavre, elle y prodigue ses asticots sans tenir compte du nombre. D'autres fois, la provende s'acquiert par un astucieux brigandage, qui expose les nouveau-nés à mille échecs mortels. Alors la mère fait équilibre aux chances de destruction par un flux exagéré de germes. Tel est le cas des méloïdes qui, larrons du bien d'autrui dans des conditions très périlleuses, sont doués en conséquence d'une excessive fécondité.

La bruche ne connaît ni les fatigues du laborieux, obligé de restreindre sa famille, ni les misères du parasite obligé de l'exagérer. A son aise, sans recherches coûteuses, rien qu'en se promenant au soleil sur la plante aimée, elle peut laisser suffisant avoir à chacun des siens. Elle le peut, et la folle s'avise de peupler à outrance la gousse du pois, mesquine nourricerie où la grande majorité périra de famine. Cette ineptie, je ne la comprends pas : elle jure par trop avec l'habituelle clairvoyance de l'instinct maternel.

    J'incline alors à croire que le pois n'est pas le lot originel de la bruche dans le partage des biens de la terre. Ce serait plutôt la fève, capable d'héberger plusieurs convives. Avec la volumineuse semence, plus de disproportion criante entre la ponte de l'insecte et les vivres disponibles.

D'ailleurs, à n'en pas douter, de nos diverses acquisitions potagères, la fève est la première en date. Sa grosseur exceptionnelle et son agréable saveur ont certainement attiré l'attention de l'homme des les temps les plus reculés. A l'état vert, sans préparation culinaire, c'était une bouchée toute faite et de haute valeur pour la tribu famélique. On s'empressa donc de la multiplier dans un jardinet, à côté de la demeure, hutte de branchages mastiqués de boue. Ce fut le commencement de l'agriculture.

Venus par longues étapes, avec leurs chariots attelés de bœufs barbus et roulant sur des rondelles en tronc d'arbre, les émigrants de l'Asie centrale apportèrent dans nos sauvages contrées d'abord la fève, ensuite le pois et finalement la céréale, réserve par excellence contre la faim. Ils nous amenèrent le troupeau, ils nous firent connaître le bronze, le premier métal de l'outillage. Ainsi parut chez nous l'aube de la civilisation.

Avec la fève, ces antiques propagateurs du bien-être nous apportaient-ils involontairement l'insecte qui nous la dispute aujourd'hui ? Le doute est permis : la bruche semble indigène. Je la trouve, du moins, prélevant tribut sur diverses légumineuses du pays, végétaux spontanés, n'ayant jamais tenté les convoitises de l'homme. Elle abonde en particulier sur la grande gesse du bois (Lathyrus latifolius), à magnifiques grappes de fleurs roses et superbes légumes allongés. Les semences en sont de médiocre grosseur, bien inférieure à celle de nos pois ; mais grugée jusqu'à la peau, ce que l'habitant ne manque pas de faire, chacune suffit à la prospérité de son ver. Remarquons aussi leur nombre considérable : j'en compte au delà d'une vingtaine par gousse, richesse inconnue du pois, même en son état le plus prolifique. Aussi, sans trop de déchet, la superbe gesse peut-elle, en général, nourrir la famille confiée à sa gousse.

Un jour, dans le recul des âges, le pois nous est venu, récolté d'abord en ce même jardinet d'avant l'histoire ou la fève l'avait précédé. L'homme le trouva meilleur que la gourgane, aujourd'hui bien délaissée après tant de services rendus. Ce fut aussi l'avis du charançon qui, sans oublier tout à fait sa fève et sa gesse, établit son campement général sur le pois, de siècle en siècle objet d'une culture plus étendue. Aujourd'hui nous devons faire part à deux : la bruche prélève à sa convenance ; elle nous laisse ses restes.

Cette prospérité, fille de l'abondance et de la qualité de nos produits, est sous un autre rapport décadence. Pour le charançon comme pour nous, le progrès en choses de mangeaille, n'est pas toujours perfection. La race profite mieux restant sobre. Sur sa gourgane, sur sa gesse, mets grossiers, la bruche fondait des colonies de faible mortalité infantile. II y avait place pour tous. Sur le pois, exquise sucrerie, périt de famine la majeure part des conviés. Les rations y sont peu nombreuses et les prétendants y sont multitude.

Assez sur ce problème. Informons-nous du vermisseau devenu seul propriétaire du pois par la mort de ses frères. Il n'est pour rien dans ce décès ; les chances l'ont servi et voilà tout. Au centre de la semence, riche solitude, il fait œuvre de ver, œuvre unique, manger. Il ronge autour de lui ; il agrandit sa niche, qu'il remplit toujours en entier de sa panse dodue. Il est de bonne tournure, grassouillet, luisant de santé. Le mignon, si je le tracasse, tourne mollement dans son alcôve. Il dodeline de la tête. C'est sa manière de se plaindre de mes importunités. Laissons-le tranquille.

Il profite si bien et si vite que, les chaleurs caniculaires venues, le reclus s'occupe déjà de la prochaine libération. L'adulte n'est pas assez bien outillé pour s'ouvrir lui-même une issue il travers le pois, maintenant durci en plein. La larve connaît cette future impuissance ; elle y pourvoit avec un art consommé. De ses robustes mâchoires, elle perce un puits de sortie, exactement rond, à parois très nettes. Nos meilleurs burins, travaillant l'ivoire, ne feraient pas mieux.

Préparer à l'avance la lucarne d'exode, ce n'est pas assez : il faut songer non moins bien à la tranquillité que réclame le délicat travail de la nymphose. Par la lucarne ouverte un ennemi pourrait venir, qui mettrait à mal la nymphe, sans défense. Cette ouverture sera donc close. Et comment ? Voici l'artifice.

Le ver, forant la galerie de délivrance, ronge la matière farineuse sans en laisser une miette. Parvenu à l'épiderme du grain, brusquement il s'arrête. A cette membrane, demi translucide, il se garderait bien de toucher. C'est le rideau de l'alcôve à métamorphose, l'opercule qui défend l'habitacle contre les mal intentionnés du dehors.

C'est aussi l’unique obstacle que rencontrera l'adulte à l'heure du déménagement. Pour en faciliter la culbute, le ver a eu soin de graver à l'intérieur, tout autour de la pièce, une rainure de moindre résistance. L'insecte parfait n'aura qu'à jouer des épaules, cogner un peu du front, pour soulever la rondelle et la faire choir, pareille au couvercle d'une poterie. Le trou de sortie se montre à travers la peau diaphane du pois, sous l'aspect d'une large tache orbiculaire, qu'assombrit l'obscurité du manoir. Ce qui se passe là-dessous n'est pas visible, dissimulé qu'il est derrière une sorte de vitrage dépoli.

Belle invention que cet opercule de hublot, barricade contre l'envahisseur et trappe soulevée d'un coup d'épaule par le reclus à l'heure opportune. En ferons-nous honneur à la bruche ? L'ingénieux insecte concevrait-il l'entreprise, méditerait-il son plan et travaillerait-il sur un devis qu'il s'est tracé lui-même ? Ce serait bien beau pour la cervelle d'un charançon. Avant de conclure, consultons l'expérience.

Je dépouille de leur épiderme des pois occupés par la jeune larve ; je les préserve d'une évaporation trop rapide en les déposant dans des tubes de verre. Les vers y prospèrent aussi bien que dans les pois intacts. A l'heure requise se font les préparatifs de la délivrance.

Si le mineur agit guidé par sa propre inspiration, s'il cesse de prolonger la galerie du moment qu'est reconnu assez mince le plafond, de temps à autre ausculté, que doit-il advenir dans les conditions actuelles ? Se sentant voisin de la surface au degré voulu, le ver mettra fin au forage ; il respectera la dernière couche du pois nu, et de la sorte obtiendra l'indispensable cloison défensive.

Rien de pareil n'arrive. Le puits s'excave en plein ; son embouchure bâille au-dehors aussi large, aussi soignée d'exécution que si l'épiderme du grain la protégeait encore. Les raisons de sécurité n'ont nullement modifié l'habituel travail. Dans ce logis, de libre accès, l'ennemi peut venir ; le ver ne s'en est pas préoccupé.

II n'y songe pas davantage quand il s'abstient de trouer à fond le pois vêtu de l'épiderme. Il s'arrête soudain parce que la membrane coriace, sans farine, n'est pas de son goût. Nous excluons de nos purées les peaux des pois secs, encombrantes nullités. Cela n'est pas bon. Apparemment la larve de la bruche est comme nous : elle déteste le parchemin de la semence. Elle s'arrête à l'épiderme, avertie par un déplaisant manger. Et de cette aversion résulte une petite merveille. L'insecte n'a pas de logique. Il obéit, passif, à une logique supérieure ; il obéit non moins insouciant de son art que ne l'est la matière cristallisable, quand elle assemble dans un ordre exquis ses bataillons d'atomes.

Dans le courant du mois d'août, un peu plus tôt, un peu plus tard, des orbes ténébreux se dessinent sur les pois, toujours un seul par semence, sans exception aucune. Ce sont les écoutilles de sortie. Pour une bonne part, en septembre elles s'ouvrent. L'opercule, disque qui semble fait à l'emporte-pièce, se détache très nettement et tombe à terre, laissant libre l'orifice du logis. La bruche sort ; costumée de frais, en sa forme adulte.

La saison est délicieuse. Les fleurs abondent, éveillées par des ondées ; les émigrés du pois les visitent en des liesses automnales. Puis, les froids venus, ils prennent leurs quartiers d'hiver en des retraites quelconques. D'autres, tout aussi nombreux, sont moins pressés de quitter la semence natale. Ils y séjournent, immobiles, toute la rude saison, à l'abri de l'opercule qu'ils se gardent bien d'ébranler. La porte de la cellule ne jouera sur ses gonds, c'est-à-dire sur la rainure de moindre résistance, qu'au retour des chaleurs. Alors les retardataires déménagent, rejoignent les précoces, prêts à l'ouvrage les uns et les autres lorsque les pois fleurissent.

J.-H. Fabre, 1901. La Nouvelle Revue, p. 421-430.

Bruchus pisorum, Col. Chrysomélidé Bruchiné
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