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Les insectes de la Belle Époque

L'AMOUR MATERNEL CHEZ LES INSECTES



Les poètes ont calomnié les papillons. Ils les ont représentés comme des insouciants dont l'existence éphémère se passe à butiner de fleur en fleur et à profiter de l'heure présente sans se préoccuper du lendemain. Pour avoir été tra¬duit en vers dans toutes les langues ce préjugé n'en est pas moins injuste. Ce gracieux messager du printemps dont les hommes ont fait un emblème de l'égoïsme élégant et frivole aussi incapable d'un travail sérieux que d'un attachement durable est loin de mériter sa mauvaise renommée. Voyez cette Pontia brassica aux ailes blanches qui explore tour à tour les plates-bandes du potager, les massifs du jardin et les plantes grimpantes qui montent jusqu'au haut du mur dont la nudité a disparu sous des festons de verdure, vous croyez peut-être assister aux excursions d'une oisive qui ne cherche qu'à se distraire et vous ne vous doutez pas que vous êtes en présence d'une mère de famille dont l'unique souci est d'assurer un gîte à sa progéniture. Les papillons n'attendent même pas que leurs œufs soient pondus pour se préoccuper de l'avenir de leur progéniture. Si la Pontia brassica ne s'arrête pas un instant dans ses perpétuelles explorations c'est qu'elle est à la recherche de la plante unique peut-être dans le voisinage où ses petits en venant au monde, trouveront la seule nourriture qui puisse leur convenir. Quand ils voleront de leurs propres ailes ils iront à leur tour extraire le miel du calice des fleurs mais au sortir de l'œuf ils se nourriront du suc de la feuille à l'ombre de laquelle ils viendront d'éclore. Du bout de la petite trompe qui lui sert de suçoir la mère interroge le goût de la feuille de chacune des plantes où elle se pose et fait son choix avec un instinct qui est toujours infaillible, car il est indispensable à la conservation de l'espèce.

On ne saurait trop admirer avec quel discernement un insecte qui n'a précisément pas la réputation d'être doué d'une intelligence extraordinaire choisit l'emplacement de son nid. Il faut que les œufs du papillon soient à la fois protégés contre le soleil et contre la pluie, ils doivent en outre être, autant que possible, dissimulés aux regards des oiseaux en général très friands de ce genre de nourriture. Au-dessous de la feuille qui répond à toutes les exigences d'un programme dont les conditions sont parfois difficiles à concilier la mère pond ses œufs, les assujettit un à un dans l'étroit espace où ils seront à l'abri de tous les dangers qui pourraient les menacer et quand elle a achevé son ouvrage, il ne lui reste plus qu'à mourir avec la conscience d'avoir rempli sa tâche envers une progéniture dont elle ne doit pas voir l'éclosion.

La sollicitude que le papillon manifeste pour ses petits à naître exige plus de discernement que de travail ; tandis qu'on est émerveillé du labeur que s'imposent certaines abeilles sauages pour assurer la conservation de leur espèce.

Si un homme, n'ayant d'autres instruments que ses mains et ses ongles, essayait de creuser dans le sol cinq ou six excavations de 7 mètres de profondeur et de 1 m 1/2 d'ouverture, on se demande combien il lui faudrait de temps pour mener à bonne fin une pareille entreprise. Au bout d'une douzaine de jours une abeille sauvage ou une guêpe aura exécuté un ouvrage aussi difficile pour elle si l'on tient compte de la différence qui existe entre la force de l'insecte et celle de l'homme.
Ces infatigables ouvrières n'interrompent leur travail que de loin en loin, pendant quelques secondes, pour aller prendre leurs repas dans le calice d'une fleur. Dès que l'abeille sauvage a achevé de creuser une des cinq ou six petites excavations où doit éclore sa progéniture elle pond un œuf et se met ensuite à explorer le voisinage ; elle ne tarde pas à apporter un peu de miel et de pollen, puis de petites chenilles, des araignées ou d'autres insectes ; bref, des provisions de toute sorte qu'elle dépose dans la minuscule galerie souterraine transformée en magasin de vivres.

Il ne lui reste plus qu'à dissimuler de son mieux l'ouverture de cette grotte minuscule où elle a enfoui ses plus chères espérances. À force de charrier des grains de poussière qu'elle soulève non sans peine entre les extrémités de ses pattes de devant, cette mère vigilante cache si bien l'entrée de la mystérieuse retraite où doivent naître ses petits, que pour en retrouver l'accès, elle est elle-même obligée de la recouvrir d'une feuille sèche facile à reconnaître et savamment fixée au sol pour être à l'abri d'un coup de vent.

Maintenant les larves peuvent éclore sans être exposées à mourir d'inanition aussitôt après leur naissance. Pendant les premiers jours elles se nourrissent du miel et du pollen dont une mère prévoyante a eu soin d'enduire ses oeufs, puis elles auront à leur portée les aliments plus substantiels accumulés autour d'elles. C'est ainsi qu'elles traverseront, sans trop de peine, la première et la plus difficile phase de leur existence, et qu'elles arriveront au moment où elles s'envelopperont d'un cocon de soie, d'ou elles sortiront au bout de quelques semaines à l'état de guêpes ou d'abeilles sauvages, prêtes à butiner de f1eur en fleur, et à entreprendre à leur tour les pénibles travaux d'excavations souterraines, où elles entasseront des vivres pour une progéniture qu'elles ne connaîtront jamais.

Nous avons cité à dessein, comme modèle de sollicitude maternelle, les guêpes et les abeilles sauvages parce que les instincts de ces insectes destinés à vivre à l'état isolé, ne sont pas modifiés par les exigences parfois cruelles de l'existence en communauté. Chez les abeilles qui sont embrigadées dans un essaim soumis à des lois rigoureuses, aussi bien que chez les fourmis, la reine seule est chargée d'assurer la propagation de l'espèce et n'a pas le droit de s'occuper de l'éducation de ses petits. Ce soin est laissé aux ouvrières, c'est-à-dire aux neutres qui n'ayant pas de progéniture à élever pour leur propre compte, donnent carrière à leurs instincts de maternité en les mettant au service d'une famille d'adoption. Il serait injuste de méconnaître l'intelligence et le dévouement dont elles font preuve dans l'accomplissement de leur tâche ; elles placent les œufs dans de petites cellules où ils sont à l'abri de tout danger, et elles les surveillent sans cesse jusqu'à l'éclosion des larves. À partir de ce moment elles redoublent de vigilance et ne négligent rien pour procurer à chacun des sujets de la génération nouvelle qui va prendre place dans l'essaim, le genre de nourriture et d'éducation la mieux appropriée à son âge et au rôle dont il sera chargé.

C'est précisément en cela que ces institutrices ne se comportent pas comme de véritables mères. Comme il dépend d'elles de faire éclore à volonté des reines, des mâles ou des ouvrières, suivant le système de traitement qu'elles font subir aux oeufs et aux larves, elles ne s'inspirent dans cette répartition que des intérêts supérieurs de la communauté et non des intérêts immédiats des petites fourmis ou des petites abeilles dont l'éducation leur a été confiée.

Si l'on veut découvrir des exemples achevés d'amour maternel c'est parmi les araignées qu'il faut les chercher. C'est, il faut en convenir, une vertu qu'on ne se serait pas attendu à rencontrer chez un insecte qui excite une réprobation si générale et si justifiée. Sans pitié pour leurs victimes qu'elles mettent à mort avec des raffinements de cruauté inouïe, capables au besoin de manger leurs soeurs dans les jours de famine et ne négligeant jamais d'assassiner leurs époux pour les dévorer ensuite à loisir, les araignées sont, en revanche, le modèle des mères. La Lycosa saccata qui tire son nom du petit sachet de soie attaché à l'extrémité de son corps ne se sépare jamais de ce filet portatif qu'elle a tissé avec un soin tout particulier afin d'y déposer ses œufs. Si graves que soient les dangers dont elle est menacée, elle n'abandonne pas son précieux fardeau et si elle ne peut se dispenser de livrer bataille, elle se fait tuer plutôt que de se débarrasser, ne fut-ce que pendant une minute, d'un poids qui paralyse l'agilité de ses mouvements et l'oblige à accepter une lutte inégale.
La sollicitude de cette mère dévouée redouble lorsque ses petits sont éclos. Elle ne se sépare jamais d'eux pendant les premières semaines qui suivent leur naissance. Ils s'accrochent en grappes épaisses à ses jambes, à son dos, à sa tête et sa démarche, d'ordinaire si alerte, est alourdie par le poids d'une innombrable progéniture. Elle transporte ainsi ses petits au risque d'épuiser ses forces jusqu'au moment où ils sont devenus assez forts pour faire la chasse aux insectes et se nourrir eux-mêmes. La tendresse et le dévouement qu'une poule déploie pour protéger et défendre ses poussins ne sont rien auprès des soins et des fatigues que s'impose une araignée pour élever sa trop nombreuse famille. Enfin, vient le moment où la tâche maternelle est achevée, les petites araignées, désormais capables de se procurer elles-mêmes la nourriture réclamée par leur insatiable appétit, vont aussitôt se disperser au loin parce qu'elles se défient les unes des autres, les plus fortes étant toujours disposées à dévorer les plus faibles. La nature a de ces contrastes ; si les araignées sont de bonnes mères, elles sont en revanche d'exécrables sœurs.


G. Labadie-Lagrave.
Le Magasin pittoresque
, 1896, p. 363-365

Pontia brassica =? Pieris brassicae (Lép; Piéridé) = la Piéride du chou.



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